Après dix-sept ans, Herr B (Godkiller) sort de son silence et revient avec un nouveau projet : A Prayer For The Worst avec un album intitulé ironiquement Lullabies For Babies. Les deux premières parties de l'entretien se concentraient sur l'ère Godkiller, cette troisième partie unique est endossée sous le nom du nouveau projet.
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Obsküre : Après 22 d'années d'absence, tu reviens avec un nouveau projet, A Prayer For The Worst, qui est pour moi la continuation logique des deux albums, car on y retrouve certains sons électro et une thématique similaire entre spiritualité et désespoir. Quand l'idée a-t-elle germé ? Le Covid a-t-il été propice à la création ?
Herr B : Il n’y a pas eu tout à fait vingt-deux ans d’absence. En dépit de ton interview extrêmement bien renseignée, j’en reste épaté d’ailleurs, tu as oublié l’un de mes projets – mais peut-être l’as-tu écarté à dessein ? Il s’agit de Milligramme, un projet purement électronique, entre industriel et musique électronique, d’inspiration anglaise principalement. Un double album, Anatomy, est sorti en 2003, sur le label (Parametric) qu’avait créé alors le gars de Mlada Fronta, Rémi Pelleschi. J’ai fait quelques concerts.
Puis ç’a été le blackout. Je n’ai pourtant jamais arrêté de faire de la musique, la pratiquant quasiment au quotidien, et composant de façon régulière, mais je n’ai plus rien sorti, pendant dix-sept ans, donc. L’idée et l’envie de ressortir un disque un jour ne m’ont néanmoins jamais lâché. Le fait que le contrat avec Wounded Love se soit achevé (en 2000, après Deliverance) et n’ait pas été reconduit – d’un commun accord – avait précipité la fin de Godkiller. Pour Milligramme, mes relations avec Rémi se sont distancées – je ne sais plus pour quelle raison d’ailleurs, mais ça ne découlait pas d’une mésentente entre lui et moi, simplement d’un éloignement naturel –, du coup, je n’ai pas donné de suite non plus.
Pendant dix-sept ans, à part un vague projet de suite à Godkiller, j’ai essentiellement travaillé pour ce projet que j’avais nommé Children Of God, devenu depuis A Prayer For The Worst, et pour lequel j’ai composé des titres depuis début 2000 – autant que je me souvienne. C’est donc un projet au long cours. Il a évolué durant toutes ces années. Toutefois, les bases étaient posées dès le début : une musique plus calme que celle de Godkiller, plus méditative, plus introspective, plus mystique, mélangeant des sons anciens avec des sons contemporains, et puis toujours ce côté mélancolique ou parfois désespéré. Au départ, la guitare figurait encore régulièrement (guitare acoustique ou électrique, dans un registre plus "alternatif" ou "rock", pas metal donc), puis elle a fini par disparaître complètement.
La période de confinement du Covid a été l’une des plus belles périodes de ma vie de ces dernières années. Je me suis retrouvé totalement libre ; j’ai pu me consacrer entièrement à la musique, à la lecture, à l’écoute de disques. Cette période m’a permis de parachever une partie des morceaux de A Prayer For The Worst que j’avais accumulés, de les mixer et de préparer la sortie de l’album. En ce qui concerne le confinement, je reste très étonné des personnes qui s’en sont plaintes. Pourtant, enfin ! il nous était possible, à tous, de nous retrouver nous-mêmes et de faire retour sur notre existence, sans être perturbés par les obligations du quotidien. L’interdiction de sortir était largement compensée par la liberté dont nous disposions chez nous. Mais il faut croire que "tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls", comme l’écrit La Bruyère.
Au départ le projet devait s'appeler Children Of God pour finalement devenir A Prayer For The Worst. Pourquoi avoir choisi ce nom et pourquoi ne pas garder Godkiller ?
Pour moi, c’était une évidence. Les années avaient passé, les guitares ont disparu, l’esprit était différent, je ne me voyais pas utiliser le même nom. Les guitares forment quand même le squelette de Godkiller ; sans guitares est-ce encore Godkiller ? Là où, en revanche, je me suis complètement trompé, c’est de n’avoir pas communiqué sur ce que j’avais fait par le passé. J’ai voulu repartir à zéro, faire table rase. Et puis, les premières personnes à montrer de l’intérêt pour A Prayer For The Worst ont été des fans de Godkiller. Mon étonnement fut grand. En fait, j’avais oublié combien le public metal est à la fois fidèle et ouvert d’esprit. C’est remarquable et je lui en suis infiniment reconnaissant. J’ai réalisé que je m’étais complètement mépris en pensant que ça ne l’intéresserait pas du tout.
En ce qui concerne le nom de A Prayer For The Worst, je reste dans une démarche assez nihiliste et, dans le fond, assez antichrétienne. Une prière, habituellement, consiste à invoquer une amélioration des choses. Au contraire, une prière qui invoque le pire, c’est un acte de foi en la disparition de l’humanité et du monde. Or, peut-être que si le pire se réalisait, c’est-à-dire la disparition de l’espèce humaine, ce serait la meilleure des choses qui puisse advenir. Non pas pour le bien de la nature ou de l’univers, mais pour le bien de l’humanité elle-même, qui ferait peut-être mieux de disparaître. Ce n’est pas que l’espèce humaine soit "mauvaise" au sens moral du terme, non, elle est tout simplement ratée. Elle avait tous les moyens de faire du monde un lieu agréable, pourtant elle en a fait une vallée de larmes, et ce en raison de la façon même dont elle est constituée. Car l’homme ne sait, ne peut faire autre chose que s’autodétruire. C’est même ce qu’il fait de mieux. Il y a un défaut de conception dans l’être humain. Si c’est un dieu qui en est à l’origine, il a complètement manqué sa création.
La pochette originale, réalisée par tes soins, représente des cochons se livrant à la préparation de leur repas. De même, le LP est rose tout comme le vinyle. Le porc est un animal impur dans les religions monothéistes, un bestiaire anglais le décrit comme "une bête immonde, qui fouille constamment la terre avec son groin pour y chercher sa nourriture. Il regarde toujours vers le sol et ne lève jamais la tête vers le Seigneur. C’est pourquoi il est l’image de l’homme pécheur." (Traduction de Michel Pastoureau). Est-ce là le sens que tu souhaitais donner ? Il n’y pas de paroles, peux-tu nous en dire plus ?
Intéressante citation. C’est tout à fait ça. À ceci près que, ici, ce n’est pas l’homme pécheur, mais l’homme en général. En résumé, le sens de la pochette est : l’homme est un porc. Il ne vaut pas mieux que ce qu’il méprise lui-même le plus dans le règne animal. La pochette reproduit une illustration anonyme datant de 1820-1830 et intitulée "Tableau du monde renversé. Voilà l’homme égorgé par les porcs affamés". C’est une assez juste représentation de notre monde. Pour parodier Hobbes (en fait l’expression remonte à Plaute), on pourrait dire que l’homme est un porc pour l’homme.
Les paroles (je regrette de ne pas les avoir reproduites dans le disque, car on m’a plusieurs fois interrogé à leur propos) traitent du ratage de la création, du besoin de solitude, du temps qui passe, de l’échec de toute existence. Il y en a peu toutefois, une bonne moitié des morceaux étant instrumentale.
Tu abordes une fois de plus la mystique avec par exemple "A Cry in the Desert" et tu évoques dans un titre Simeon le stylite, ermite des premiers temps chrétiens décidant de se retirer du monde pour se rapprocher de Dieu en se perchant sur une colonne d’un temple en ruine. Inventeur d'une nouvelle forme d'ascétisme dans l'empire romain d’orient. Les textes sacrés, hagiographies, mystiques sont-ils toujours pour toi une grande source d’inspiration ? Peut-on encore vivre en ermite dans une économie mondialisée et ultra connectée ?
Depuis mon adolescence, je suis attiré par les textes religieux et, pour certains d’entre eux, mystiques. La Bible reste un livre ("Le Livre") d’une profondeur, d’une richesse et d’une influence considérables. On ne peut comprendre notre histoire et nos sociétés occidentales sans connaître la Bible. Et l’on ne saurait pas plus comprendre l’art occidental sans elle. Par exemple, Qohélet, le rédacteur supposé du Livre de L’Ecclésiaste, comme le Livre de Job, ont posé les bases du pessimisme. Le Cantique des Cantiques est d’une grande beauté et d’une grande sensualité, à la limite de l’érotisme. Ce sont des textes fondateurs. De même, les épîtres de saint Paul ont fondé – pour le pire – la morale de notre civilisation. C’est incontournable. Quoi que l’on pense de nos sociétés déchristianisées, les traces de ce passé sont toujours visibles et présentes, même si elles agissent souterrainement.
Pour ce qui concerne les textes des mystiques, j’en suis à la fois totalement éloigné, mon esprit étant par nature très matérialiste (au sens philosophique du terme), et irrésistiblement attiré. Voir combien des personnes ont pu se perdre en Dieu ne cesse de m’étonner. Thérèse de Lisieux, Catherine de Sienne, Angèle de Foligno… ça m’est fondamentalement incompréhensible et pourtant j’en reste comme subjugué.
Quant à savoir si l’on peut encore vivre en ermite aujourd’hui, non, ça me semble tout à fait impossible. La moindre parcelle de cette toute petite Terre a été colonisée par l’homme. Il n’y a plus d’ermitage possible, d’où cette attirance nostalgique pour les ermites, dont Siméon le stylite est l’une des grandes figures.
Au niveau de la musique, si on retrouvait encore des guitares dans Deliverance, là tu as fait le choix d'une musique 100% électro…
Progressivement, j’ai abandonné la guitare (il m’arrive d’en jouer encore de temps en temps, rarement toutefois). Les premiers morceaux de Children Of God comportaient quelques guitares et, comme je le disais, elles ont fini par complètement disparaître. Je trouve davantage d’inspiration dans les sons des synthétiseurs qui me permettent d’explorer des tas de sonorités différentes, sombres, distordues, éthérées, cinématographiques, acoustiques, médiévales…
En vingt ans, le monde de la musique a beaucoup évolué, et pas forcément en bien, car on assiste à une certaine stagnation au niveau général voire à un grand recyclage de ce qui existait déjà. Ainsi Mirwais explique : "il faut faire la distinction entre la falsification et le remake. Le remake, ce sont des gens sans grand talent qui veulent gagner 2 ou 3 %. [...] La falsification, c’est se faire passer pour ce qu’on n’est pas." En parallèle, il existe également l’interpolation, où on se sert d’une mélodie composée par quelqu'un d’autre pour faire sa propre chanson. Quel regard portes-tu sur la musique actuelle ? D’ailleurs qu'écoutes-tu en ce moment et quel est le dernier album qui t'ait fait vibrer ?
Ah ! Cherchez le Garçon. J’ai bien aimé ce morceau quand j’étais gamin. Bref. L’évolution du monde de la musique ne s’est pas faite en bien, c’est le moins que l’on puisse dire. Pour continuer dans mon registre de vieil aigri, je trouve même la situation actuelle de la musique assez déplorable. Il ne s’agit en effet que de (mauvais) recyclage, des mélodies ou des rythmes déjà faits et prêts à l’emploi récupérés dans des logiciels, ou l’utilisation de logiciels générant mélodies et rythmes aléatoires. Quant au son, le son de la musique, il est horriblement uniformisé. Or, le son est primordial. C’est l’identité d’un groupe ou d’un album. Prenez Seventeen Seconds de The Cure, il n’y a pas un autre groupe, pas un autre album qui a ce son, ce son ouaté, mat, oppressé. Aujourd’hui, j’ai beaucoup de mal à trouver quelque chose qui me surprenne.
Le mode de consommation de la musique a aussi évolué dans un mauvais sens : peu de gens aujourd’hui, parmi les jeunes en tout cas, se plongent dans un album en son entier, prennent le temps d’écouter un album du début à la fin ; la plupart des auditeurs se contentent de grignoter un morceau par-ci, un autre par-là, passant d’un groupe à l’autre, ce qui est fort dommage, car un album est une œuvre en soi : il a un début, une fin, un déroulement, un esprit, une cohésion. Il a toujours existé des compilations bien sûr, mais, aujourd’hui, c’est un peu la compilation permanente, notamment avec ces nouvelles plates-formes d’écoute, Spotify et les autres. Pour moi, c’était un rituel quasi sacré de placer un disque sur la platine et de l’écouter en son entier. Même avec les cassettes que l’on faisait soi-même, sur lesquelles on enregistrait un vinyle ou un CD, on enregistrait les albums dans leur intégralité – et parfois, certes, on se concoctait quelques compilations maison.
Pour ce qui concerne les derniers albums qui m’ont plu, je les ai découverts sur Bandcamp. Bandcamp est un formidable vivier, il y a plein de bonnes choses – et énormément de mauvaises. Il faut chercher, mais on finit par trouver des trucs de grande qualité. Récemment, j’ai découvert deux groupes : un norvégien, MoE, dont le dernier album, The Crone, m’a envoûté ; et une formation italo-germanique (semble-t-il), Sneers., dont tous les albums sont excellents. Si je reviens quelques années en arrière, une des artistes qui m’a soufflé, c’est Pharmakon. Je l’ai découverte avec son premier album, je l’ai vue en concert, c’est un tout petit bout de femme qui hurle, c’est assez fascinant. Dans un tout autre registre, car il s’agit de musique classique, cela dit il s’agit aussi d’une femme, c’est Gloria Coates. Sa première symphonie, notamment, m’a subjugué ; elle est toute en tensions et semble prise dans une sorte de montée permanente et angoissée.
Tu as fondé Lonely Demon Records pour produire tes projets. Tu en avais marre des labels ?
C’est la seule chose que j’approuve dans l’évolution du monde de la musique. Chacun peut désormais produire sa propre musique et la diffuser sans devoir passer par un studio d’enregistrement, sans se plier aux exigences d’un label et sans se soumettre aux desiderata d’un producteur. Malheureusement, chaque bonne chose apporte son contraire, et la démocratisation des moyens de diffusion a entraîné une saturation du marché. N’importe qui, aujourd’hui, doté d’un ordinateur, peut s’amuser à composer de la musique et à la diffuser. Du coup, il y a trop de projets et la qualité se dilue.
Tous les labels ne sont pas mauvais ou tyranniques, cela dit. Pour moi, cependant, je tenais à m’occuper de toutes les étapes de A Prayer For The Worst, ne pas laisser à un autre ce que je pouvais faire moi-même. J’ai une idée très précise de ce que je veux et de la façon dont je veux que cela soit fait. C’est beaucoup de travail et pas forcément du travail gratifiant, mais c’est le prix de la liberté.
L'album est sorti en décembre 2020, as-tu déjà commencé à travailler sur son successeur ou as-tu d’autres projets en préparation ?
Le successeur est en route. J’aurais voulu le sortir dès 2021, malheureusement j’ai traîné, comme à mon habitude… Les morceaux sont tous composés, il me reste à les mixer – ce que je fais actuellement. J’espère bien sortir le prochain album dans la deuxième moitié de 2022. Mon souhait est de tenir un calendrier plus serré. Un album par an serait l’idéal. Je songe par ailleurs à sortir des EP thématiques sous le nom A Prayer For The Worst. Certains de mes morceaux sont très cinématiques par exemple, d’autres présentent des sonorités médiévales, alors il est possible que je les rassemble par thème sur des EP.
Merci infiniment pour le temps que tu nous as accordé, un dernier mot pour conclure ?
Merci pour ces questions profondes et très bien renseignées. Tu m’as fait replonger dans mon passé. Il m’en reste à la fois un sentiment angoissé, tout ce temps qui a passé…, et un désir de composer encore et encore de la musique, tant que ce sera de façon spontanée et honnête.