L’ŒIL & L'ESPRIT
Deux années se sont écoulées depuis Citizen Of Glass, album cristallin à la beauté miroitante.
Agnès Obel est de retour et vient de lever le voile sur Myopia, son quatrième long format, paru en février dernier. La pianiste danoise, dont les compositions naviguent à l’envi entre onirisme, mélancolie et grâce, est sortie légèrement de sa zone de confort pour pousser un peu plus loin l’introspection. Entre plongée dans l’intime pudeur des émotions et voyage expérientiel dans les arcanes des perceptions, ce nouvel opus entraîne l’œil mental à écouter et regarder au-delà de la surface sensible de la pellicule sonore.
Agnès Obel a fait du chemin depuis Philharmonics, inoubliable premier album qui avait révélé au public sa tessiture aérienne et son univers délicat.
Force est de constater que la Danoise ne s’est pas égarée en route et que sa profondeur de champ sonore et mental s’est trouvée renforcée à chacune de ses nouvelles sorties. Pour ce quatrième opus, la fée Obel ne bouleverse en rien sa mécanique mélodique mais elle affine la focale, en explorant les thématiques de la confiance et du doute ainsi que la manière dont l’esprit modifie la perception qu’il a du monde. Agnès Obel donne ici une force musicale aux ressentis avec le talent qu’on lui connaît et reconnaît. L’artiste qui jette constamment un pont entre pop onirique et néo-classique, s’est d’ailleurs laissé convaincre par l’éminent Deutsche Grammophon de venir enrichir le catalogue du label.
Myopia marque un tournant créatif dans la carrière d’Agnès Obel.
Sur le plan formel, la Danoise a accentué le travail expérimental sur la voix qu’elle avait démarré sur Citizen Of Glass, notamment avec les titres "Island of Doom", un des deux singles annonciateurs de l’album, et sur "Can’t be".
Tantôt fantomatiques, tantôt déformés ou traités en écho, les chœurs (tous issus de la propre voix de l’artiste) convoquent un univers aux multiples dimensions. L’association du violon, violoncelle mais aussi d’autres instruments plus singuliers comme le célesta et le luthéal (des dérivés du piano) appuient la féérie et le soyeux de la mélodie.
Myopia est aussi l’occasion pour la compositrice d’explorer une rythmique un peu différente des autres opus : quelques percussions à la coloration quasi-tribale activent magistralement la magie sonore de l’album.
Sur le plan du contenu, ce qu’Agnès Obel propose ressemble fort à une synesthésie, un foisonnant périple multi sensoriel où la myopie sert de fil rouge à la transcription des mouvements de l’esprit. Faire du trouble visuel un véhicule pour le voyage intérieur semble être ici la démarche originale à laquelle souhaite nous associer la Danoise. L’artiste qui a confessé, lors d’une interview, être globalement inspirée par Scott Walker, a pris le parti depuis son album Aventine (sorti en 2013) de faire de chacun de ses morceaux une narration cinématographique.
Dont acte. Préparez-vous à cheminer avec tous vos sens trente-neuf minutes dans l’esprit d’Agnès Obel… le voyage n’est pas très long mais le flou et le fugace y tutoient l’intensité. "Camera’s rolling" offre une porte d’entrée à la beauté hypnotique où l’image visuelle n’est pas encore stabilisée. À sa suite, "Broken Sleep" (deuxième single clippé) conforte l’auditeur dans des contours sonores plus familiers, avec des pizzicatos de violoncelle et un piano très identitaires de l’univers obélien.
Myopia déroule sur dix titres, une trame sensible et ondulante où les paysages intérieurs se succèdent avec des contrastes d’une grande finesse. Aux tonalités crépusculaires notamment sur les titres instrumentaux "Drosera", "Parliament of Owls" répondent des titres faussement solaires comme "Promise Keeper" ou encore "Won’t you call me". L’ensemble est envoûtant, comme toujours.
C’est le moment d’ouvrir son diaphragme pour laisser entrer la lumière : Myopia facilite retour à soi dans le calme et la douceur… un baume pour notre œil mental, en ces temps troublés.