Belle découverte que l'univers d'Alexander Dickow. Traducteur et poète américain de Virginie, l'auteur impressionne par sa maîtrise de notre propre langue, avec laquelle il s'amuse et se montre très créatif. Pour ce premier roman peaufiné pendant cinq années, il mêle fantasy, body horror et science-fiction pour dépeindre des mondes délirants, organiques et très graphiques. Le livre se divise en trois parties, liées entre elles par le thème de la dévoration et par un ouvrage légendaire nommé lui-même Le Premier Souper, écrit par un certain Ronce Albène. Que l'approche soit plus socio-politique ou plus mystique, les corps les plus fous se trouvent dans ces "fragments de mondes" qui s'inspirent autant du grotesque rabelaisien que du goût des néologismes d'un Alain Damasio.
Le premier livre "La Rapine des Nuages" nous relate des émeutes minières face à des autorités qui ont implanté des systèmes pétrodigestifs sur les ouvriers hautement surveillés et rémunérés en rations de pierraille. Des implants d'estomac et intestins artificiels ont été surajoutés à leurs organismes afin de les rendre plus serviles. La révolte va s'organiser autour de Penina qui introduit un aliment étrange dans ce monde : elle distribue des pommes. Non compatibles avec la nourriture ordinaire, leurs corps rejettent d'abord ce fruit avant de réapprendre à connaître le goût. La lutte se fait alors de plus en plus féroce contre le privilège des hautes classes et leur règne basé sur l'aliénation et la servitude : "À bas les maîtres ! La pierre est à tous !"
Le second volet, "Des Idées et des Sens", nous présente la membrane, un écran psychique où se projettent les craintes et désirs des ouvriers. La révolte continue dans l'atmosphère du nouménal, là où on voit la forme et la couleur des idées. Les âmes s'incarnent en chairs composites. Dickow laisse alors place à un imaginaire digne de Bosch : des créatures hurlantes et armées, des bêtes qui ne sont qu'un réseau d'ectoplasmes, perdues au sein d'un royaume spirituel dominé par un monstre en forme de globe imprécis orné d'orifices, de lambeaux de chair, de viscères et de muscles provenant de cadavres d'hommes ou d'animaux. L'auteur décortique ainsi comme un peintre les organes d'une âme : éclats de charogne, chairs composites, restes déchirés d'un visage supplicié avec pour accompagnement sonore les cris glaçants des enfants. L'univers de Dickow enchaîne des visions de cauchemars, tout en souhaitant percer les mystères de la matière.
Le troisième récit, "Une Chair commune", est celui d'une persécution, celle des allophages par les autophages. Dans un monde où l'auto-dévoration est la norme, ces êtres se nourrissant de végétaux et de viande sont considérés aussi obscènes que les paraboles qui célèbrent le manger ensemble dans Le Premier Souper du fameux Albène. Si dans ces mondes, la rébellion se fait par l'estomac, la nature s'est, quant à elle, révoltée depuis longtemps, proposant un bestiaire des plus surréaliste, composé de ptérodontes, de férapèdes ou encore de pseudoguilés, créatures possédant deux corps. Les physiologies sont de plus en plus insolites, mutantes, dégoulinantes.
Vous l'aurez compris, il n'y a pas d'études psychologiques de personnages dans cet univers, nous y captons plutôt de façon elliptique des récits de guerres alimentaires au sein d'imageries délirantes et organiques. Mais derrière la fantasmagorie visqueuse, se nourrir et ce avec quoi on se nourrit devient un acte de résistance, d'appartenance religieuse ou politique. Ce qui nous happe avant tout dans cette lecture, au-delà de ces corps démentiels, c'est la langue de l'écrivain, elle-aussi sans limites, libre et déchaînée. On ne s'étonne pas qu'il cite Lautréamont et Rimbaud au début de son livre. Nous tenons bien là l'œuvre d'un poète et d'un créateur d'images. L'aspect fragmentaire pourrait sembler hermétique de prime abord, pourtant on tourne les pages comme si on lisait un thriller, tant les mots mettent en éveil notre imagination. Un premier livre plutôt appétissant, donc.