Enfin ! Alice Botté ces derniers mois s'est produit de multiples fois en concert, assurant une performance guitares-drone intitulée FEU brûlé. Cet automne, il sort un travail dans la continuité de la scène et qui inclut aussi sa reprise du "Hamburger Lady" de Throbbing Gristle. Il s'agit donc de son premier album solo, sous son nom à lui, homme de l'ombre auprès d'artistes de renom. L'album est excellent et, bien évidemment, c'est avec intérêt et joie que nous avons soumis Alice à quelques questions.
Sylvaïn Nicolino : Bonjour Alice. Qu'est-ce qui t'a conduit, ces derniers mois, à ouvrir ta voix en solo, à affirmer enfin ton jeu et tes envies personnelles ?
Alice Botté : J'aime faire confiance au hasard. Tout est parti d'un pari avec mon fils qui organisait un festival techno en Corse dans son village en juillet 2017. Je n'avais rien à jouer, aucun projet, j'ai hésité jusqu'à ce qu'il me dise d'improviser comme j'aime le faire. Avec un looper, des fuzz, et chambres d'échos. Ça ne s'est pas vraiment passé comme je le voulais, l'improvisation ça se prépare (rires). Mais rentrant à Paris, j'ai su qu'une voie était tracée, offerte sur un plateau, seul sur scène avec simplement la contrainte d'aller au plus près de la musique planquée dans ma tête depuis trop d'années.
Les interviews se sont multipliées depuis 2018. À ton avis, d'où est venu cet intérêt pour ta parole ?
Je ne sais pas si elles se sont multipliées, elles arrivent toutefois. Je joue depuis longtemps avec des artistes connus et pense que leur public qui vient au concert et qui me connaît est intrigué par mon live, totalement à l'opposé de ce que l'on me demande en tant que side-man. Mon nom n'étant pas inconnu, on a commencé à me demander des explications sur une musique un peu déroutante et à l'opposé de l'image que l'on se fait de moi en général. Ma parole compte peu par rapport à ma musique et à l'intérêt qu'elle commence à susciter.
Merci de me répondre alors, malgré cette remarque... Le décès de plusieurs artistes avec lesquels tu travaillais t'a placé dans un rôle de témoin de premier plan ; sortir un disque te donne une autre place, moins tragique peut-être ?
Leur mort m'a évidemment beaucoup affecté car les liens qui nous unissaient allaient bien au-delà du travail – je pense à Jacno, Daniel (Darc), Jacques (Higelin), devenus des frères à force de concerts, de joie ou d'engueulades. Mais leur vivant m'a donné l'envie d'aller seul au combat. Tout comme ceux qui restent aujourd'hui et je pense à CharlElie (Couture), Hubert (Félix Thiéfaine) et Christophe (NDLA : le célèbre chanteur). Ces gars-là m'ont montré la voie, je suis ou j'ai été leur Samouraï. Néanmoins ils restent des maîtres, des grands qui m'ont fait confiance. Je leur dois donc bien un album, et puis les prochains... Je ne compte pas m'arrêter là !
Tu avais eu, il y a fort longtemps, une expérience de groupe véritable, avec Tom Novembre. Cette expérience initiale a-t-elle été le déclencheur d'un parcours dans l'ombre ?
Tom m'a présenté CharlElie lorsque nous étions au lycée à Nancy. Après quoi nous avons commencé à travailler ensemble sur les démos de l'album Pochette Surprise en 1981, et fait quelques concerts. C'est après que nous avons monté Les Fonctionnaires avec Tom, dont CharlElie a réalisé une démo quatre titres. Les deux frères m'ont vraiment aidé à l'écriture des textes et à faire le ménage dans la musique que j'essayais d'écrire. Mais dans l'absolu, non seulement ils m'ont sorti de l'ombre, mais ils m'ont vraiment mis en lumière. Sans eux, je serais sans doute cordonnier, car je n'avais pas imaginé un seul instant devenir musicien pro.
La connaissance des studios, des pratiques scéniques et du travail d'artistes reconnus, aux contraintes financières plutôt souples, t'a-t-elle apporté un regard sur ce que tu voulais en termes de qualités et de confort pour passer de tes performances à ce disque ?
Oui, c'est toute une vie qui prépare à la solitude de l'artiste... Et les choix que l'on fait, dire oui parfois mais le plus souvent dire non. Savoir traduire ce qu'il existe dans notre cerveau. Le seul confort que j'ai - et pas des moindres - c'est l'autonomie financière que me donnent ces artistes pour me permettre de partir à l'aventure en solo. C'est mon seul privilège, dans ma vie : ne pas être obligé d'avoir un travail alimentaire pour survivre. Ma grande liberté aussi.
Tu parlais d'un format film et bande-son pour la suite de ta performance… Ton projet a évolué, comment et pourquoi ?
Pour l'heure j'ai abandonné l'idée faute de moyens financiers. Faire un film coûte cher. Mais je ne désespère pas, j'aimerais dans un futur proche le réaliser avec les moyens du bord... avec aussi des gens proches que j'aime et qui font de leur photo des univers passionnants, je pense à Barbee ma compagne, Marc Hurtado (NDLR : Etant Donnés) et Sandrine Bonnaire. Mais bon... les amis, même s'ils te font une ristourne, faut bien payer leur boulot.
Le duo que tu formais dans Berline avec Barbee, ta compagne, était déjà de l'ordre de l'intime. Un disque solo, c'est un pas de plus vers une expression libérée ? Cette liberté a-t-elle des revers, maintenant que le disque sort ?
Berline, le duo avec Barbee, est juste un monstre qui sommeille et qui peut se réveiller d'une minute à l'autre. Chacun poursuit son expérience en solo en ce moment, mon disque, mes lives, mais je viens de commencer à produire le E.P. de Z. Project, les chansons de Barbee en solitaire. J'espère qu'il verra le jour prochainement – en tout cas, on bosse !
En dehors des featurings de Marc, Barbee, Pedro, François et Fred et des textes, tu as tout réalisé seul ? Comment naît un morceau comme "C10H15N part.2" ?
"C10H15N" – le nom savant du Crystal-Meth – est parti d'une longue impro de dix-huit minutes une nuit dans mon studio. Je précise que je ne touche pas à ça (rire)... C'était un long crachat improvisé, une giclée de sperme ininterrompue... un lâchage total, assumée pleinement. Quand j'en ai parlé à Pedro Peñas Robles (HIV+), mon producteur sur Unknown Pleasures Records, il m'a conseillé de réduire, sinon on avait un album de quatre-vingt-dix minutes dans les pattes... J'ai donc utilisé les pistes brutes, je les ai réarrangées, pour en faire deux tracks. Pour l'anecdote, la deuxième partie s'appelle "Slight Return" en hommage à un certain guitariste noir et gaucher (NDLA : Jimi Hendrix).
Ton disque est fortement marqué par une dichotomie ombres et lumières – plus que feu et cendres (piano émouvant, guitares massives et rouillées) : ce positionnement était-il un préalable ou bien est-il devenu progressivement une finalité ?
En fait je suis resté tétanisé dans mon studio pendant plusieurs mois à essayer de recréer l'ambiance de mes lives. Sans succès. Sans public, l'énergie n'était pas là. Il n'y avait pas ce danger du live à 90% improvisé, cette transe de quarante-cinq minutes, où le calcul n'existe pas. Le seul danger présent qui rôdait dans le studio, c'était la deadline de l'album fixée avec Pedro. Je faisais beaucoup moins le malin (rires). Et puis un jour, tout est arrivé d'un coup. J'ai tout enregistré et mixé en un mois sans réfléchir à la finalité. Seule la liberté de faire m'a ramené à mon idée de base, à ce préalable comme tu le dis, cet oxymore qui me guide : Feu et Cendres.
Ta voix apparaît au bout de onze minutes, alors que les guitares se taisent. Que révèlent cette introduction et ces premiers mots ("Je suis un fruit sur ton épaule"...) ?
Sur l'intro de "Maria" donc, un track qui ouvre souvent mes concerts, on entend les saxophones basse de mon ami Fred Gastard qui se mélangent aux bruits blancs de mes guitares fuzz. Cette intro est une lutte organique entre les matières, une confusion totale, comme ma vie à ce moment-là. J'ai écrit ce texte, dont le titre m'a été inspiré par une chanson de Billie Holiday "Strange Fruit", dans cette période confuse et pendant l'enregistrement de l'album. J'étais perdu, plus sûr de rien, paumé de tout... Ça raconte l'histoire d'un gars qui doute, et qui ne comprend plus le sens du mot amour ni de son utilisation. Le loser qui aimerait retrouver les yeux d'une fille perdue. Le réel rejoint toujours la fiction... ou l'inverse.
Finir avec la voix féminine de Barbee, en anglais, sur un texte qui reprend en écho les premières paroles, c'est l'ouverture au sublime ?
Barbee, c'est l'image du sublime pour moi, la fille perdue retrouvée ou l'inverse, c'est l'image de la femme totale sans compromis. Le fait qu'elle chante ce texte à la fin de l'album donne une nouvelle lumière au sens du texte. C'est un exorcisme, un partage un peu maléfique. Plus simplement, j'aimais l'idée d'un texte récurrent, un pont entre deux voix, une mise à nu, sans défense possible. Un recyclage de sentiments.
Ton chant est doux et te met à nu d'une manière surprenante dès ce premier titre chanté ("Maria"). As-tu eu recours à de multiples maquettes ? Tu as ton propre home-studio, à Vanves ? On se trouve immédiatement face à un chanteur accompli, si tu vois ce que je veux dire, avec un résultat qui claque.
C'est gentil... Je chante en fait depuis l'âge de douze ans, j'ai fait du chant choral, et j'ai toujours aimé ça, la voix (voie...). Par pudeur je n'ai jamais osé faire un disque de chansons, je ne sais pas dire en trois minutes une idée forte. Je suis plus à l'aise dans mes dédales sonores, et mon identité est là-dedans. Je n'ai fait aucune maquette, j'ai juste improvisé... l'écriture de l'album pendant ce mois d'immersion dans mon studio, sans savoir où j'allais. Si ce disque a une qualité, c'est qu'il reflète mon errance sans masque dans cette période difficile. Mais ça y est : ça va mieux (rires) !
J'aimerais en savoir plus sur la composition de l'album. Tu avais rodé ta performance FEU Brûlé en termes de décroissance du bruit ; et là, pour l'album, tu rebats les cartes. C'est une autre histoire que tu contes, c'est bien ça ?
Disons que j'ai réutilisé certaines cartes, et brûlé d'autres. FEU Brûlé qui marque la fin d'une période d'environ deux ans, était un concept de départ qui construisait mes concerts, une “auto-risation” d'aller explorer ailleurs en m'affranchissant de mes codes habituels. Cette période est close ! Elle laisse la place à .1, le nom de l’album et c’est un re-début pour moi. Au départ, je ne pensais pas faire un album aussi vite. C’est grâce à Pedro Peñas Robles, boss de mon label, si j’ai pu l’enregistrer en toute liberté et sans aucune contrainte artistique, c’est rare de nos jours. Merci Pedro !!! Mais je ne sais pas encore comment je vais le jouer sur scène. Me connaissant, je peux très bien partir dans une autre direction pour mes futurs lives. L'improvisation toujours...