En 1988 sort le tout premier album studio d’All About Eve : une formation anglaise dont les liens avec The Mission, entre autres, contiennent les ferments de son éclosion et son installation dans la sphère publique. Phonogram a repéré AAE après que la chanteuse Julianne Regan a posé des voix sur le premier format long officiel de ces ex-Sisters Of Mercy, Gods Own Medicine. Histoires de musique et d’amour s’entremêlent dans cette aventure. Un vent porte All About Eve et son premier album éponyme restera le plus populaire d’une discographie principale de quatre opus enchaînés de 1988 à 1992. Cette œuvre sera complétée par d’autres sorties (sessions BBC, compilations, disques live acoustiques) liées pour certaines à l’activité du combo qui renaît en 1999.
All About Eve : éclatant point de départ, une démonstration de style. Julianne Regan est tôt éprouvée comme musicienne : une expérience avec Gene Loves Jezebel à la basse s’est dessinée pour cette apprentie journaliste, recrutée par le camp Aston après une interview qu’elle a menée avec eux. Les soubresauts de l’histoire d’AAE l’associent à une autre fille, qui elle aussi avait du style : Manuela Zwingmann (Xmal Deutschland). Elle, Julianne, l’a rencontrée à l’époque de Gene Loves Jezebel, et monte avec elle un proto-All About Eve nommé The Swarm, avant ce premier line-up d’AAE, le vrai, qui nous les fait retrouver, toutes les deux encore, au milieu des années 1980. Il accouchera de petites choses en studio, révélatrices de l’esprit du temps, et en certaines desquelles ("D for Desire" par exemple, élaboré à l’époque de The Swarm) nous croyons voir prégnante influence des mécaniques froides des premiers enregistrements de Cocteau Twins.
Des bases sont posées pour le futur. Mais le premier album homonyme d’All About Eve est celui d’un line-up qui, depuis 1985, a évolué. Tim Bricheno, à la guitare, campe là mais Gus Ferguson (basse) a switché. La vision évolue avec les hommes. L’opus I opte pour une production moins caverneuse qu’en 1985. Le spleen y croise une formule plus pop que sur les travaux qui impliquaient Zwingmann, elle aussi partie. La configuration de 1988, considérée aujourd’hui comme le line-up "classique", inclut deux hommes clefs : Bricheno donc (futur Sisters Of Mercy sur l’album metal Vision Thing) et le rigoureux bassiste Andy Cousin, qui pour la petite histoire soutiendra Wayne Hussey dans son entreprise de perduration de The Mission à partir de Neverland, après le départ du membre originel et ex-Sisters Craig Adams.
La critique, en 1988, voit parfois en ce premier album studio une tangente néo-hippie. Il y a les thèmes abordés, la prégnance des sons acoustiques, l’atmosphère générale. Le son, en tout cas, est distingué et direct, produit par Paul Samwell-Smith (The Yardbirds) mais aussi, sur un titre, par les missionnaires Wayne Hussey et Simon Hinkler. Ce morceau, "Lady Moonlight", dit que des liens se sont tissés : dans ses aplats acoustiques, en particulier sur les refrains, le son est très… "missionesque". Qui plus est, All About Eve travaille son image. Il y a des codes vestimentaires. Il y a aussi ce spleen féerique dans le son et ces liens avec The Mission, qui rapatrient vers Regan & co. un public d’apparat, de roses et d’élégances. Sur le très enlevé "Flowers in our Hair", en ouverture, All About Eve pose le fond de l'affaire : un parfum hippie flotte dans l’air (And we're almost there / We learn to love and we learn to give / And we earn the flowers in our hair my friend / So take my hand / One day is always too far away) ; et puis surgit dans la chanson, en même temps, ce mélange de désir retenu et de mélancolie face à cette jeunesse qui fuit sans le dire (I wish we had the hearts of children / Their eyes are wide and their love is pure / But we only dare to say 'please love me' / At the seventh glass of wine...). Dans le NME, Steve Sutherland voit en "In the Clouds" une "réaction pavlovienne à l’épidémie du SIDA", cette bourrasque qui emporte les vies très au-delà de ces tabous qui, dans un premier temps, rongent le débat public (Bright in flames / They're melting with the snow / Precious wishes / Heavenwards they go / Secrets keep, no-one need ever know).
La forme générale est limpide. Les guitares peuvent certes prendre un semblant d’héroïsme ("In the Meadow", "Every Angel"), il y a des vibrations acérées mais la production veut surtout que cette musique respire et envoie de l’air : All About Eve inscrit alors les reliefs soignés de son folk rock dans le sensible et le rêve, bien moins dans la dureté. Cristal clair, reflets de la romance. La fable, plus que la confrontation. Regan est un être tourné vers l’intériorité.
Tim Bricheno, lui, est un guitariste lyrique et volubile. Dans ce qu’il fait, il y a une flamme. Mais la cohérence et la force de son style marquent de leur empreinte un disque cohérent et uni en couleurs, où la voix de Julianne fait autant de merveilles. Elle, elle touche vraiment. C’est l’un des points sensibles du cru 1988, au noble sens du terme. Le grain, le souffle, une simplicité. Pas vraiment d’exploit technique, mais une sensibilité vaporeuse, une chair qui contient son mystère, et cette vibration que vous reconnaissez entre mille à l’écoute de ces disques où elle réapparaît, comme par magie (invitations régulières émises par The Mission, plus tard The Eden House, sans compter ses projets à elle). La voix de Julianne, au centre, est un marqueur identitaire d’All About Eve.
La diversité des intentions frappe enfin ce premier album. La ballade, le rock, autant de capacités et force de vision : All About Eve s’avère aussi pertinent et efficient dans ses moments posés que dans ses rocks enlevés (le single "Every Angel", inoubliable). Le groupe, qui plus est, réussit au moins autant ses écritures propres que ses réarrangements de chants traditionnels ("She moves through the Fair"). Le souci de la forme est constant et la production vise complétion, détail et force arrangements. Le personnel extérieur au noyau dur est alors pléthorique : si nous cantonnons le propos à The Mission, Wayne Hussey prête sa voix à cette ballade devenue un classique, "Shelter from the Rain". Un autre Mission, Mick Brown, plus Greg Brimstone, secondent Mark Price à la batterie au gré des contingences studio. Simon Hinkler, lui, assure des claviers. Il faut finir les choses, du mieux possible, c'est une préoccupation profonde. Dans l’entrevue qu’elle donne à l’époque au NME, évoquant le passé récent avant la signature chez Phonogram, Regan dit : "nous restons fermement, aujourd’hui, en mode perfectionniste obsessionnel". Aujourd’hui comme hier : pas une question de label ou non derrière eux, c'était déjà le cas avant même si Phonogram, bien évidemment, leur a facilité l’accès à un public élargi.
1988, c’est le moment où tous les possibles s’ouvrent. L’année suivante, All About Eve sort un second album en forme de classique lui aussi, Scarlet & Other Stories. The Mission publie en parallèle Children, produit par John Paul Jones (Led Zeppelin), et gagne les grands espaces. Le monde est alors au creux de leurs mains.