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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
31/10/2024

And Also The Trees

'Slow Pulse Boys', le film : une restitution de l'histoire contée par Sébastien Faits-Divers et Alexandre François

Genre : new wave / post-punk / romance / poetry
Images : extraites de 'Slow Pulse Boys' (Faits Divers) (2024)
Posté par : Emmanuël Hennequin

L’eau creuse le lit des rivières et quelque étiage se produise, un courant demeure depuis les années 1980. C’est  le cas de la manufacture sonore, sensible, signée d’une formation originaire de la campagne du Worcestshire, dans l’ouest de l’Angleterre : And Also The Trees, que d’autres, depuis inscrits dans l’immensité post-punk 80’s, The Cure, aidèrent à leurs débuts… et suivirent, jusqu’à les réinviter en première partie de leurs performances live dans les années 2010, comme ils avaient pu le faire, déjà, à la période de l’émergence. Mais si Lol Tolhurst et Robert Smith ont soutenu artistiquement AATT à des périodes clefs, le groupe né dans le village d’Inkberrow a existé, sur la longueur, par un volontariat : celui de toutes celles et tous ceux qui ont insufflé leur énergie personnelle, leur verve et leur musicalité au groupe emmené, aujourd’hui encore et toujours, par les frères Jones, Justin et Simon : le binôme qui impulse et oriente, ce noyau dur qui ne dicte pas mais donne aux autres à révéler.

Slow Pulse Boys est un film de mémoire : les protagonistes principaux comme tous ceux qui ont compté dans cette histoire de vibrations automnales voire froides, de romance et de  guitares américaines, parlent. Des musiciens qui sont passés dans le groupe (Nick Havas, Steven Burrows, Ian Jenkins) à ceux qui y restent (Paul Hill, Colin Ozanne, Grant Gordon) en passant par ceux qui ont aidé (Lol Tolhurst, ex-Cure) ou qui se sont nourris de cette musique (William Faith), tous offrent un écho de riche détail aux apostrophes d’Alexandre François, et l’histoire se fixe. Les femmes et les hommes de cette histoire la revivent sous nos yeux et nous donnent presque l’impression d’y participer : c’est la force d’un montage riche d’atmosphères et de lieux clefs dans le développement du groupe, parsemé d’extraits live d’une rare beauté. Un montage réalisé par la Cie Faits-Divers, connue depuis de nombreuses années pour la précaution et la puissance de ses captations. Slow Pulse Boys, c’est quarante ans d’histoire revisités, revécus, en deux heures et trente-cinq minutes. Et que vous connaissiez le groupe ou que vous ayez aujourd’hui cette chance de le découvrir, vous éprouverez peut-être ce sentiment, en regardant Slow Pulse Boys, d’être tombé sur un trésor, des images à chérir longtemps. L’homme de ces images, Sébastien, ainsi que celui qui a coconstruit le film avec Sébastien et conduit les entretiens avec And Also The Trees et son entourage, Alexandre, répondent à Obsküre sur une aventure documentaire démarrée il y a fort longtemps.

Obsküre : Slow Pulse Boys se décompose en chapitres, c’est un livre sonore et visuel que vous avez tiré d’une  "liberté  formelle" évoquée par ailleurs par Alexandre. Cette optique "découpée" s’est-elle imposée au fur et à mesure que Faits-Divers filmait ou était-ce un postulat de départ ?
Sébastien Faits-Divers : Je crois qu’un découpage thématique a été rapidement évoqué, mais la narration chronologique s’est imposée tout de suite car c’était la meilleure façon de raconter leur histoire. Et les interviews étaient aussi construites ainsi… 
Alexandre François : Oui. Je crois que c’est la matière récoltée qui a décidé de la forme qu’allait prendre le film. Et c’était probablement la meilleure manière d’obtenir un film qui ait une forme adaptée à son sujet. On avait quelques idées simples lorsqu’on s’est lancé dans le film : les captations que l’on allait faire après le concert de Cognac en 2019, le refus d’un narrateur unique, même si on s’était dit au départ que Simon Huw Jones serait en quelques sortes notre fil rouge, du fait que cela fait de nombreuses années que Simon et moi avons pris l’habitude, l’été, de nous retrouver pour parler de l’histoire d’And Also The Trees, et que je connaissais la générosité avec laquelle il se livrait à l’exercice. Et au final, je suis certain que tout s’est un peu équilibré. Nick Havas par exemple a un art de la formule claire, précise, qui fait mouche, et c’est tout naturellement qu’il devient l’un des narrateurs clés de la période qui court de 1979 à 1996. Chacun a sa voix, son rythme et il est devenu nécessaire que chacune d’elle se retrouve dans cette narration polyphonique. C’était aussi une question d’honnêteté. 
Ensuite, le choix des titres qui intègrent la narration ou le découpage en chapitres ont largement été dictés par ce que chacun de nos intervenants nous livrait. Il y avait les séquences narratives auxquelles on s’attendait, et puis celles qui sont apparues au détour des interviews : tout d’un coup, ils évoquaient tous la même chose. L’idée que Green Is The Sea avait été envisagé comme le dernier album d’And Also The Trees dès sa conception a été une surprise pour moi. Je le voyais plutôt comme l’album d’un groupe en pleine possession de ses moyens et qui partait à la conquête du monde en ouvrant sa palette… et en perdant un peu de sa noirceur. Mais l’idée était reprise par tous les intervenants ; elle se retrouve du coup dans le récit de ces tumultueuses années 1990.  
SFD : Ce sont les surprises du montage, avec des paroles qui se font écho…. "J’ai déjà entendu ça quelque part… mais de qui ?" C’est comme un immense puzzle qui prend forme, et l’image finale n’est pas totalement celle qu’on avait imaginée au départ. C’est d’ailleurs ce qui est génial.
AF : Enfin, je crois que la longueur du film nous a amené aussi à le penser comme un objet que l’on pouvait prendre et reposer à sa guise. Laisser à celui ou celle qui regarde le film la possibilité de doser son désir d’immersion dans une histoire qui s’inscrit dans le temps long et dont on voulait préserver la sinuosité, voire même la circularité, si on pense aux trente premières minutes de film, où cette première dizaine de chansons écrites entre 1979 et 1980 ne semblent intéresser personne, à part un certain Robert Smith.

Justin et Simon ont-ils (ou pas) suivi la fabrication du film ? 
SFD : Ils voulaient la suivre… ce qui est normal. Au départ, Justin et Simon avaient un peu peur que le film en raconte trop, qu’il enlève de la magie. À Dijon, en février 2023, nous avons projeté les dix premières minutes du film, en présence du groupe… et je pense que ça les a rassurés. Puis, je leur ai envoyé des edits du montage en cours régulièrement et ils n’ont pas fait de retours… Ils ont laissé faire. Nous avons eu une liberté totale.
AF : Du coup, s’il y a quelque chose de raté, c’est à nous qu’il faut s’en prendre (rire)...

Les voix des protagonistes principaux comme des musiciens entrés/sortis de l’histoire du groupe forment l’ossature du film. Simon est un habitué de l’entretien, Justin à ma connaissance moins. Pour autant le film donne l’impression qu’ils restent tous deux dans un désir de délivrer l’histoire de leur art. Alexandre, comment as-tu vécu ces entretiens ? As-tu ressenti qu’il fallait parfois aller "chercher" Justin et Simon ou était-ce le contraire, en cohérence avec l’accord qu’ils avaient donné  pour la réalisation de ce documentaire ? 
AF : Une fois qu’ils étaient devant la caméra, j’ai le sentiment que nous les avons sentis dans ce moment de partage que nous désirions. Lorsque Sébastien filme Justin, dans le petit chemin qui mène à Morton Underhill, cela tient en deux heures, et Justin est très beau joueur. Je n’ai pas le souvenir pour ma part d’avoir eu à batailler, ou lorsque j’ai dû batailler, et on m’entend ramer quelques fois pendant trente minutes sur les rushes, cela n’est pas venu. Ou alors après, pendant qu’on déjeunait et que nous ne filmions plus. Mais ce n’était pas des choses qui relevaient de l’ordre de la vie privée, c’était plutôt souvent lorsque je tentais de poser une grille de lecture sur un texte ou sur un album pour amener Simon à parler du sens, et à se positionner par rapport à mes hypothèses que celui-ci évitait mes questions, prenant toujours bien garde à ne pas toucher par ses commentaires aux petites constructions polysémiques qu’il échafaude dans ses paroles. On joue toujours un peu au chat et à la souris sur ces questions avec lui, tu le sais bien. La magie est importante pour lui.
SFD : Concernant Justin, il a été finalement très volontaire. C’est même lui qui a créé les conditions de tournage de l’interview à Morton UnderHill, en faisant un aller-retour depuis Londres juste pour cela. Et même si sa voix est un peu enrouée, je le trouve très touchant… et très drôle. C’est assez rare qu’il se livre ainsi, sans ambages.


Le pastoralisme de la musique d’AATT  prend racine dans l’enfance du groupe : dans cette nature  dans laquelle la famille Jones a plongé et que le film montre dès les premières  minutes. Ce village, Inkberrow : étendues vertes, grands espaces de l’isolement social, et cette relation ambiguë des frères à la nature : comme une "obligation contemplative" et teintée d’ennui, ces promenades que l’on fait parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. Tout le début du film fait ressentir cela très fort ; et créer le groupe c’est tuer l’ennui, se donner l’opportunité de quitter le village. Or au moment où vous travaillez sur un projet pareil, on est pris – je suppose – par toute une fantasmagorie, un imaginaire lié au groupe. À quel point pensez-vous que les ambiances ou les impressions que vous tirez de certains moments des albums ont influé sur votre manière de montrer, de monter les images ? 

SFD : La difficulté était de montrer sans trop dévoiler. Mais la campagne anglaise, le Worcestershire, le village d’Inkberrow font tellement partie de l’histoire du groupe, des textes de Simon, de leur musique, qu’il était indispensable qu’ils apparaissent dans le film. J’avais apporté un drone, ce qui m’a permis de faire des images aériennes qui rendent compte des paysages. Toutes ces images sont actuelles, en alternance avec les photos d’époque. Cela nous a permis de conserver cet imaginaire fantasmé par les fans...
AF : Oui, et cela nous permettait aussi de montrer comment, à partir d’une réalité somme toute triviale, on fabrique un univers poétique puissant et qui fait que, comme tu le dis très justement, il y a toute une "fantasmagorie" projetée sur cette géographie - les noms d’Inkberrow, de Malvern ou les collines du Worcestershire –, une fois qu’on est entré dans l’univers d’And Also The Trees. C’est le réel lui-même qui se retrouve recouvert d’une pellicule qui le rend désirable. Je crois que c’est vraiment l’un des sujets du film : les pouvoirs de la poésie, de la musique et de l’imaginaire. D’où cette omniprésence des chansons, de la musique et des moments où tout cela prend vie : les concerts dans le montage du film et dans son rythme.
Il est peut-être à ce titre intéressant de noter qu’on avait eu un autre projet de couverture pour Slow Pulse Boys avant de s’arrêter sur une autre photo du masque de l’EP The Critical Distance qui date de 1987. C’était la chambre de Simon, dans la première moitié des années 1980, à Morton Underhill. Une chambre relativement vide, un peu en désordre, avec une chaise en bois et en osier,  qui donne sur une mare verte, et quelques champs nus. Cette image n’a rien d’extraordinaire, il n’y a pas un livre, pas une draperie,  et c’est ce que j’aime. On n’y sent rien de cette mythologie du poète maudit, qui il me semble empèse inutilement la réception de l’univers d’And Also The Trees aujourd’hui encore, alors que leur musique me semble à mille lieux des clichés dix-neuviémistes. Tout est né là, dans une chambre banale d’ado, et dans la chambre d’à côté, en tout point la même, et qui est celle de Justin. Une chambre où il aurait pu ne rien se passer.


Les performances live d’AATT sont des moments habités, ce dont témoigne Slow Pulse Boys ; mais le partage, unique à chaque fois, dure au-delà  de la scène : Simon vient fréquemment  à la rencontre du public après les shows et le film le montre aussi dans les échanges conversationnels avec une foule présente au bon moment,  au bon endroit. Cette accessibilité me semble un point de convergence supplémentaire avec  un art qui provoque l’imaginaire, sonde l’intériorité. Nous nous sentons proches d’And Also The Trees parce qu’ils le veulent eux-mêmes, et ils font en sorte que nous le restions. Maintenant que vous avez fait ce film ensemble, comment caractériseriez-vous votre lien personnel avec  ces musiciens, aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous rapproche d’eux ?
SFD : Il est difficile de répondre à cette question pour ma part… un lien de confiance et de respect mutuel, je pense. Je partage leur discrétion peut-être, je n’aime pas trop la lumière. 
AF : Je crois que ce qui nous peut nous rapprocher d’eux c’est l’amour pour cette chose, cette créature, cette entité qu’ils ont fabriquée et qui s’appelle And Also The Trees : cette communauté d’affects, d’histoires et d’images qu’ils ont construits autour de ce nom, et que Simon Huw Jones décrit parfois comme une entité qui a une existence à part, qui existence comme en dehors d’eux et à laquelle ils sont comme dévoués. Alors bien sûr nous n’avons pas servi cette entité de la même manière. Je ressens pour ma part de la gratitude envers eux : de la gratitude pour nous avoir laissés prolonger l’expérience des disques et des concerts, en nous laissant les filmer, et en passant tout ce temps à monter ces images et à mixer le son – et là il faut dire à quel point travailler avec Sébastien sur ces aspects a été génial parce qu’il a la maîtrise technique et qu’il avait amassé une matière particulièrement riche -, et de la gratitude pour nous avoir permis d’approcher un peu l’établi où se fabriquent les chansons.
SFD : Alexandre a posé le bon mot : gratitude. Ce film a nécessité un investissement financier, technique, humain et familial conséquent, mais cela en valait la peine parce que c’était eux – et pas pour eux : ils ne nous ont jamais demandé de faire ce film, ce n’est pas une commande. Et quelle expérience ! Que de rencontres grâce à ce film... Avec A Certain Ratio, ce sont les deux groupes qui m’ont fait confiance et que je ne remercierai jamais assez. Je me sens chanceux. Et je n’en suis qu’aux groupes qui commencent par "A" !


Les premiers moments du film offrent pas mal de clefs, notamment celle de cette "fraternité" qui imprègne l’esprit  du groupe dès ses débuts, et qui dépasse la dimension biologique. La relation avec Graham Havas témoigne de cela, et le maintien de la relation avec les musiciens "qui n’en sont plus" et qui transparaît  du film, leur décision d’y apparaître, dit quelque chose de cette volonté, de part et d’autre, de maintenir des liens. Or cette proximité, cette chair partenariale que les deux frères nouent avec tous les musiciens semble se manifester aujourd’hui encore, et à un niveau élevé. Ne se risque-t-on pas à une réduction de l’histoire en ne la considérant que par le prisme de la coopération créative entre les deux frères ? 

SFD : Comme beaucoup de groupes, c’est une histoire de copains au départ. La particularité de la formation initiale de And Also The Trees, c’est qu’il s’agit de deux paires de frères. La "fraternité" que tu évoques, c’est effectivement ainsi qu’ils la nomment : brotherhood. Mais elle dépasse les membres du groupe car sont associés Kirsten (la tour manageuse, sœur de Steven Burrows, et femme de Justin Jones), Matthew Devenish (leur sonorisateur et producteur depuis plus de 20 ans) et Neil Norabin, leur si sympathique chauffeur. Pour la partie créative… oui, le noyau reste Justin et Simon aujourd’hui. Mais il ne faut surtout pas négliger l’apport indéniable des musiciens qui ont contribué à la renaissance du groupe depuis 2003 : Paul Hill, Emer Brizzolara, Ian Jenkins, Colin Ozanne, Grant Gordon. 
AF : Je crois que c’est Justin qui dit vers la fin : "These musicians coming into the band, they’re really really influential."

L’ambiance  posée, les premiers souvenirs de Nick, le premier salut  qui étonne de la part de Justin ("hi" au lieu de "hello"), l’immédiateté de la relation… il y a cette part de l’amitié, très importante, dans ce qui fait l’histoire du groupe. Il y a aussi chez des musiciens comme Steven – de ce que je crois en savoir – un moment de difficulté à  admettre que les choses  puissent  évoluer sans  lui, sans qu’il reste. Or sa verbalisation des évènements reste très positive dans le film. Steven a-t-il  accepté sans difficulté de participer au film ?
SFD : Steven a été partie prenante du projet dès le départ. Il était déjà le communicant du groupe, le curieux, et il est toujours très disponible pour parler d’And Also The Trees. Il m’a proposé de me conduire lors des tournages dans le Worcestershire et il a été facilitateur pour certains interviews. Mais effectivement, ça n’a pas été simple pour lui de quitter le groupe en 2005 quand il est parti aux USA. Et ce film l’a forcément remué : le groupe représente une grande partie de sa vie.


Quelles sont  pour vous les "conditions de la longévité d’une inspiration", pour reprendre l’expression d’Alexandre ?
SFD : C’est comme pour toute relation : il faut entretenir la flamme, l’alimenter, et ne jamais se reposer sur ses lauriers. Le film raconte les différentes sources d’inspiration du groupe : la campagne, puis la ville, puis les Etats-Unis, les voyages, les nouveaux musiciens… cette inspiration a pris différentes formes, mais elle restée intacte. 
AF : C’est peut-être aussi lié à un mode de production particulier et un rapport différent à ce que doit être la carrière d’un groupe. C’est la piste que le film explore en creux, à partir de la renaissance de 2003, lorsqu’ils ont fait l’expérience douloureuse que And Also The Trees "would never make it", qui est l’injonction au succès que la vie sociale tend à imposer aux musiciens. "When are you gonna make it ?" leur demandent leurs voisins, circonspects. 
Ce deuil me semble très important. Ils décident de faire Further From The Truth, un album très différent et qui je crois mérite très largement d’être redécouvert aux côté des pierres angulaires que sont Listen For The Rag And Bone Man, Hunter Not The Hunted et Mother-Of-Pearl Moon, lorsqu’ils ne savent même plus si quelqu’un s’intéresse encore à eux, et qu’ils se disent qu’ils doivent juste enregistrer des disques pour leur plaisir, et parce que les chansons sont là. 
Il me semble qu’And Also The Trees enregistre depuis de nouveaux albums, quand les chansons sont là, dans un rythme plutôt irrégulier, parfois long – cinq ans –, ou d’une manière plus rapprochée pour les deux derniers. Je crois aussi que de ne pas avoir de tube ou de hit, ne les a pas condamnés à rejouer inlassablement la même chose. Cela les relègue certes dans une forme d’anonymat inconfortable, mais il est intéressant de noter que chaque décennie des Trees comporte ses classiques : dans une setlist, on peut attendre "Missing", "Rive droite", "Your  Guess" de la même manière que "Slow Pulse Boys" ou "Virus Meadow". 
Et puis, ils se permettent d’expérimenter, comme avec ces concerts faits sous le nom Brothers Of The Trees qui, moi, m’intéressent particulièrement parce que l’on sort du cadre formel strict des chansons pour s’intéresser à d’autres choses, comme la durée ou les timbres. Les chansons qui naissent de cette expérience ont de nouvelles qualités et tu as un album magnifique comme Mother-Of-Pearl Moon.

Les personnages que crée AATT : Count Jeffrey, Mucklow… vous projetiez dessus auparavant ou restaient-elles des entités abstraites pour vous ? Les éléments parmi d’autres d’une mystérieuse fantasmagorie ?
AF : Ce sont des figures. Elles ne sont donc toujours qu’en parties abstraites. Elles manifestent concrètement quelque chose qui ne l’est pas... un sentiment, une idée, un état que nous sommes susceptibles d’endosser ou pas. J’aime beaucoup ce que Simon Huw Jones dit sur le personnage de "Prince Rupert". Un personnage qui serait entre l’être et le non-être, comme notre présent est habité et travaillé par les ombres du passé, ces présences qui existent à l’état de traces.. Cela me semble la grande affaire des Trees, ces traces, ces choses qui ne veulent pas mourir, ces phénomènes de hantise. C’est de cela que nous parlent aussi les fantômes... donc non, pour moi ce n’est pas abstrait, c’est concrètement lié à nos expériences. Je crois que toute personne qui est tombée profondément amoureuse a déjà eu le sentiment d’être habité par la présence de l’autre, notamment lorsque celle-ci est absente.  C’est de cela que me parlent les paroles et la musique d’And Also The Trees.

Au fur et  à mesure que j’ai regardé le film, je me suis dit qu’il y avait la même volonté chez ceux qui suivent, observent et conservent une trace filmée que chez les acteurs de cette histoire : il y a une puissance archiviste dans Slow Pulse Boys à travers le montage, et notamment l’exhumation d’archives sonores et filmées du groupe. Ils ont conservé toute une mémoire de ce qui leur est arrivé, ils l’analysent, ce faisant prennent du recul sur ce qu’ils font… et c’est la vertu des entretiens d’Alexandre je crois : les personnes interviewées sont appelées à réinvestir leur propre histoire,  à la conscientiser pour mieux nous la faire comprendre. Alexandre, comment as-tu préparé ces entretiens et qu’est-ce qui, pour toi, « fait » une bonne interview ? 
AF : Merci Emmanuel. Etrangement, je te dirais que – contrairement à d’autres – je les ai peu préparées parce que j’ai l’impression qu’And Also The Trees n’a pas quitté mes pensées depuis cinq ans (et probablement plus parce qu’il y a ce projet de livre quoi m’occupe depuis plus de dix ans). C’est bien simple, je ne crois pas avoir écrit sur / ou interviewé quelqu’un d’autre depuis cinq ans hormis un musicien iranien qui s’appelle Saba Alizadeh. Le dernier article que j’ai écrit doit être une discographie commentée d’And Also The Trees  de douze pages pour le magazine Magic
Je crois que la bonne interview est celle qui donne à comprendre, oui, qui trace des perspectives, mais elle est celle aussi qui permet de prolonger sous un autre médium, l’expérience musicale. Quand j’ai lu Par Les Chemins (The Wild Places) de Robert Mc Farlane, que Simon Huw Jones évoque dans le film, j’ai eu le plaisir de découvrir un livre, mais j’ai le sentiment d’avoir poursuivi quelque chose de l’expérience de Hunter Not The Hunted. Ce sont ces choses-là qui m’intéressent et ces informations que je cherche dans une interview. Et puis j’ai envie qu'elle soit le moment d’une rencontre, je ne cherche jamais à extorquer quelque chose qu’on ne veut pas me donner. Sébastien et moi, on s’est souvent dit qu’on voulait qu’à la fin du film, le spectateur puisse se dire qu’il avait rencontré les membres d’And Also The Trees et qu’il avait eu une conversation privilégiée avec eux.
SFD : … et c’est ce qui ressort des premiers retours que nous avons du film. Le pari semble donc réussi.


Le film contient de nombreux extraits de concerts (NDLR : captés de 1983 à 2024 en Europe), qui s’insèrent dans une logique narrative, illustrative et chronologique. Sébastien, l’expérience joue forcément dans l’approche de pareil travail. À quel point un concert d’AATT est-il  facile/difficile à filmer puis à monter ? Que cherche-t-on, concernant FD, à retranscrire de l’expérience live ?
SFD : Je suis venu à l’image par le son. Pour moi, les deux se nourrissent l’un l’autre. Tu peux avoir un live très bien filmé, avec un son horrible… et cela dessert l’artiste. Je commence toujours par mixer l’audio des concerts avant de monter les images. Il n’y a jamais vraiment de difficulté particulière à filmer un concert d’And Also The Trees, à part le manque de lumière parfois. Il y a plein de facteurs qui entrent ensuite en ligne de compte : le groupe, forcément, les versions des morceaux, la salle, la liberté de mouvement, le public… et il y a une part de chance. Être là au bon moment. Et on connaissait rarement la setlist en avance ! C’est pour cela qu’il fallait tout filmer, pour ne pas avoir de regrets. Pour ce film, j’ai adoré mélanger plusieurs concerts pour un même morceau. "Slow Pulse Boy" en est le point d’orgue. Il fallait retranscrire en images ce qui est raconté par certains protagonistes : un concert d’And Also The Trees est une expérience à part entière.
AF : Et c’est là que le travail à deux a été je crois fondamental sur le film. J’étais au départ très sceptique sur cette idée d’intégrer des images et des sons de différents concerts au cours d’un morceau. Je la trouvais belle sur le papier, mais je craignais dans la réalisation que cela donne un caractère bancal. Et ce qu’a fait Sébastien est je trouve de l’ordre de la prouesse : non seulement, ça marche, c’est beau, mais ça sert pleinement le projet biographique en mettant en scène ce temps qui passe. Les chansons sont souvent tellement secondaires dans les documentaires, je trouve, alors qu’elles sont centrales dans le nôtre. De l’autre côté, je suis souvent celui qui recherchait une forme de sobriété : quand on tombe sur le plan de Simon, de profil, sur "My face is here in the wild fire", que Sébastien a filmé en 2016, et qu’il a deux autres angles, je suis définitivement celui qui dit qu’il faut juste garder cet angle et protéger ce moment de suspension et d’étirement, dont la beauté est aussi purement visuelle : ce halo bleuté autour de la lumière. Nos approches étaient très complémentaires sur cette question du son et de l’image.

La longévité  du groupe, qu’évoquent John Robb et Simon sur la fin de Slow Pulse Boys : est-ce un élément que vous considérez (ou non) comme expliquant en partie votre attachement commun à AATT ? 
SFD : C’est ce qui était fascinant à raconter : comment un groupe qui ne vit pas de sa musique, peut continuer à produire de si beaux albums, et à tourner partout en Europe, quarante-cinq ans après son premier concert ? C’est ce qui semble également fasciner Robert Smith… Il y a peu d’autres exemples d’une telle longévité créative pour un groupe post-punk, ce qui les rend sur cet aspect également, assez uniques.

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NOTA : 20 minutes du film seront diffusées lors de la soirée des XXX ans de la revue dark Twice, à Cognac (aux Abattoirs), le weekend du 1er novembre 2024. Des exemplaires du DVD seront aussi en vente.