Vingt-cinq ans après sa sortie, Cantar de Procella nous émeut toujours. Après Dark Age Of Reason, le duo suédois de darkwave néoclassique transforme l’essai. Et pourtant, la deuxième œuvre représente toujours un défi. Un exercice périlleux car il convient de prouver sa valeur, surprendre son public, tout en imposant son style. Peter Pettersson et Ida Bengtsson remplissent avec talent cette mission délicate en proposant douze pièces incontournables du répertoire d’Arcana. Du martial "The Chant of the Awakening" en passant par le poignant "The Song of Solitude" ou l’envoûtant "Cantar de Procella", ce disque regorge de pépites. Il impose définitivement le combo nordique comme l’un des représentants les plus excitants de la vaste galaxie gothique. La suite de la carrière du groupe confirmera ce sentiment. Ida partira et d’autres musiciens interviendront, en particulier Ann-Mari Thim et Cecilia Bjärgö, partenaire personnelle et professionnelle de Peter. Malheureusement, après un dernier concert donné en 2018 au Wave-Gotik-Treffen, le glas sonne pour Arcana. Une année qui verra par ailleurs la réédition chez Cyclic Law de Cantar De Procella dans une version remasterisée avec une nouvelle pochette. Peter Bjärgö poursuit désormais son aventure mystique en solo. Une page se tourne, mais les sons restent, toujours aussi beaux et intemporels. Alors, chantons en chœur sous l’orage !
CONTEXTE
Tout commence à Eskilstuna, ville d’environ cent mille âmes, située non loin de Stockholm et du lac Mälar. Il s’agit de la commune principale du comté de Södermanland. Musicalement, elle est renommée pour être la patrie d’origine de Hel (viking rock), Kent (pop rock), Pain of Salvation (prog metal) et… Anni-Frid Lyngstad d’ABBA ! C’est ici qu’au milieu de la décennie 1990 se forme Arcana ("secret" en latin), projet de Peter Pettersson, né en 1974, rejoint par la chanteuse Ida Bengtsson. Une démo est produite, envoyée à Roger Karmanik, patron du légendaire label Cold Meat Industry (sis à Mjölby, une cité au sud de la capitale). Le boss est séduit et décide de les prendre sous son aile. Il leur propose alors de figurer en ouverture de la compilation ...And Even Wolves Hid Their Teeth And Tongue Wherever Shelter Was Given (1995), avec le titre "The Song of Mourning". La messe est dite et un contrat est signé ! Le duo publie en 1996 Dark Age of Reason. Tout l’univers d’Arcana est déjà en place : romantisme affirmé (la pochette reproduit L’Île Des Morts d’Arnold Böcklin), attrait pour les sonorités médiévales, envoûtement instrumental, mysticisme… Le disque est extrêmement réussi, atmosphérique et évocateur de l’art de Dead Can Dance, influence assumée. Les voix masculine et féminine s’associent harmonieusement. Bref, une merveille musicale qui se démarque de la scène darkwave et confère à la paire suédoise le statut de locomotive de CMI, à l’avenir prometteur.
LES POINTS ESSENTIELS
Cantar De Procella est enregistré en février-mars 1997 au Studio Underground, orienté traditionnellement plutôt rock et metal. Il se situe à Västerås, municipalité qui se trouve à peu près en face d’Eskilstuna, sur l’autre rive du lac Mälar. Peter est le parolier et compositeur principal du disque ; il s’occupe également du chant et des instruments. Ida intervient en tant que vocaliste et est également l’autrice de "The Song of Solitude" et des paroles de "The Tree Within". Nous relevons aussi la participation de Johan Hallgren (futur guitariste de Pain of Salvation) sur le très grégorien "The Song of Preparation".
L’opus se distingue d’emblée par une dimension plus emphatique que son prédécesseur. Les trompettes résonnent dès "The Opening of the Wound", l’ambiance guerrière se poursuit sur "The Chant of the Awakening", avec ce mantra menaçant de Peter : "La salva de profundis/De canto de procella". Cet aspect martial se retrouve plus loin, sur "Aeterna Doloris" et "God of the Winds", un morceau quasi hollywoodien dans sa dimension épique et tribale. Si ces pièces témoignent de la formidable intelligence créative d’Arcana, elles représentent néanmoins, selon nous, les moments les moins réussis de Cantar De Procella.
Car la vérité est ailleurs ! Portés par leur credo heavenly, le duo excelle dans l’art de tisser des atmosphères ensorcelantes. Faisant usage de motifs répétitifs, Arcana nous invite à un voyage onirique dans le temps, au sein de monastères en ruine et de forêts mystérieuses. Le Moyen Âge est ici pleinement invoqué, à travers notamment l’utilisation du latin, une forme de mélancolie surannée, l’évocation plaintive d’Iseult ("The Song of Solitude") ou le côté incantatoire du chant ("Cantar de Procella", "Aeterna Doloris", "The Dreams made of Sand").
Cet opus mène à la transe, ni plus, ni moins. Les compositions sont exceptionnelles, à la fois subtiles et puissantes. Entre murmures énigmatiques, profondeur vocale, mélodies singulières, percussions anciennes et textures ambient enivrantes, Cantar De Procella se caractérise par sa beauté d’un autre âge. Les élégies proposées sont magnifiquement justes, tristes, mais sans jamais tomber dans un pathos stérile. Une sorte de bien-être nous saisit à l’écoute de ces douze vignettes, un engourdissement agréable, aussi doux et étrange qu’un voyage astral. Que les vibrations de clavecin accompagnent votre traversée de l’Histoire !
POURQUOI KÜLTE ?
Après cet exposé, il convient de confesser une certaine subjectivité dans ce choix. Premier CD découvert d’Arcana, il est un marqueur de nos jeunes années. L’entrée dans l’univers de ce groupe hors norme reste figée dans une mémoire individuelle. Des images, une extase juvénile et un émerveillement insensé reviennent. Cet artwork magnifique, ce sentiment de toucher quelque chose d’ésotérique, réservé uniquement à certains initiés…
Mais au-delà de ce témoignage, nous ne pouvons que constater une appréciation partagée de la qualité fondamentale de Cantar De Procella. Ainsi, nos collègues de dMute écrivent : "Ce deuxième opus aura sans doute permis à Arcana de passer du stade d'obscure formation indépendante, à celui de référence. À écouter pour l’exemple." Et ceux de Guts Of Darkness renchérissent : "Arcana symbolise parfaitement la mélancolie médiévale, à la fois proche du désespoir et désireuse d’une rédemption complète de l’être. Un incontournable de la scène ‘dark’ et un monument tout court."
Résolument, le groupe d’Eskilstuna passe un cap. À seulement vingt-trois ans, Peter Bjärgö/Pettersson accouche d’une œuvre maîtresse, un jalon dans l’histoire de la musique gothique. La force d’Arcana est réellement d’avoir trouvé un son reconnaissable entre mille. Pas aussi franchement médiéval que, par exemple, The Moon Lay Hidden Beneath A Cloud ou The Soil Bleeds Black, ni aussi "néoclassique" qu’Elend ou Collection d’Arnell-Andréa, le combo trouve un style particulier qui se déclinera minutieusement sur tous les albums suivants, à l’exception du très oriental (et moins bon) Le Serpent Rouge. En cette fin de vingtième siècle, le temps est au recueillement : "Ohh de profundis/Ohh de procella/Ahh Canto/Cantar Eterna".