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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
19/02/2025

Architect Of European Decay

"Atteindre une forme de transe en frappant répétitivement sur du métal : cette gestuelle renvoie au passé industriel, à l’aliénation de l’homme à la machine"

Genre : industrial peplvm / percussive music / metallic blocks / chains
Photographie live : AOED live @ Bâtiment 25, Limoges 08/02/2025 | par Ardonau
Posté par : Guillaüme Gibeau & Emmanuël Hennequin
En 1993 entre en vigueur le Marché Unique Européen : la circulation des personnes, des marchandises et des capitaux n’a pas fini de faire long feu, contrairement à cette formation française qui se dissout cette même année après quatre ans de percussion dantesque, d’expérimentation et de sound design incantatoire : The Architect Of European Decay, des hommes qui frappent les plaques de metal, un Centre-France en déploiement d’un sound design héritier des pionniers de la musique industrielle. Résonance percussive et sèche : la frappe gouverne au cœur d’une vibration hybridant sources organiques et synthétiques. Leurs pères spirituels se nomment Test Dept, Laibach ou encore Einstürzende Neubauten, et TAOED brille au fil de rares apparitions live, et d’enregistrements qui ne le seront pas moins.

Un art qui, depuis trente-deux ans, était entré dans un sommeil que d’aucuns auraient pu croire définitif. C’était sans compter sur la disparition du proche ami Marc Roques (Wild Shores, cofondateur du festival
Artooz), événement qui provoque en 2023 la renaissance du projet. Le 8 février 2025, après des mois de répétitions, The Architect Of European Decay remonte sur scène, fort d’un son retravaillé et en quête de puissance. Les hommes se sont retrouvés en configuration quasi-originelle pour une heure de performance au tiers-lieu Bâtiment 25 (Limoges, 87) devant une foule compacte. Show sold out, et le meilleur reste peut-être à venir. Pour l’entretien du retour, le groupe a choisi de parler d’une seule voix à Obsküre.

Obsküre : Dans les années 1990, The Architect Of European Decay reste inactif un certain temps avant de cesser toutes ses activités. Qu’est-ce qui fait qu’un jour le groupe disparaît de la surface ? Est-ce une décision actée, explicitée en interne ?
The Architect Of European Decay : Nous étions tous étudiants à cette époque, de la même génération, nous nous retrouvions systématiquement le samedi pour répéter avant d’aller au bar ! Fin 1993, 1994, peu à peu nous sommes partis faire notre service national. Les répétitions se sont espacées, l’entrée dans la vie active de chacun dans des villes différentes a sonné la fin de la récré. Classique !
Artistiquement, concernant cette époque, après une période tournée vers la performance live, nous avions enregistré une nouvelle maquette dans le home studio de Marc Roques. Il en était sorti un titre (inédit) mais de nouveau, les percussions avaient fait place à des boites à rythmes… l’équilibre qui s’était construit entre la radicalité percussive et bruitiste, et la volonté mélodique était un peu rompu. Les tentatives de création de nouveaux morceaux ne faisaient plus l’unanimité, une forme de lassitude s’est installée.

Pour l’anecdote : quel avait été le retour de la k7 EP sortie en 1990? Aviez-vous eu des propositions de label?
Nous ne gardons pas vraiment de souvenir de cette k7, redécouverte plus tard. Sans doute une initiative louable de l’association et du manager pour nous faire connaître. Les seuls retours que nous ayons eus sont ceux qui nous permis de figurer sur les compilations (L’Appel De La Muse Vol. 2 et L’Ordre & Le Chaos). D’ailleurs nous n’avons jamais fait la démarche de chercher un label !


Pendant ces trente ans de silence et plus, y a-t-il des moments où vous vous posez la question d’un retour, ou est-ce un sommeil total ?
Chacun l’a vécu différemment. Certains membres ont pu évoquer entre eux le rêve nostalgique d’une reformation, mais rien de bien sérieux, la plupart d’entre nous - à part Fred, notre batteur, qui a participé à d’autres projets musicaux - s’étant éloignés de toute pratique musicale.

La reformation de TAOED a été déclenchée par un projet d’hommage – avorté – au fondateur d’Artooz Marc Roques (Wild Shores), disparu début février 2023. Au moment où vous vous retrouvez en répétition, et sans forcément parler d’un niveau de musicalité, retrouvez-vous rapidement une interaction naturelle, une chimie de groupe ? Ou alors, faut-il un peu "lutter" pour ça ?
La cohésion s’est reconstruite immédiatement. Le plaisir d’être ensemble et de se retrouver autour de ce projet a été la clef. Musicalement, il a fallu lutter davantage. Après avoir récupéré une ou deux remorques de ferraille, dépoussiéré quelques instruments que chacun avait conservé, on s'est lancé. La première répétition n’était pas terrible mais Bertrand, notre nouveau membre, le plus musicien d’entre nous, nous a tout de suite rassurés sur notre capacité à progresser pour atteindre l’objectif initial de produire un set condensé de quelques titres. Après, c’est revenu assez vite. D’ailleurs nous étions prêts pour la soirée hommage à Marc ; et si elle avait eu lieu, cela n’aurait pas été parfait, c’est sûr, mais pas ridicule non plus.


De quelle manière a évolué votre musicalité depuis la reformation ? Avez-vous le sentiment de creuser des sillons familiers ou de vous diriger progressivement vers de nouveaux territoires ?
Nous nous sommes essentiellement basés sur notre ancien répertoire, avec l’objectif d’arriver à un set d’une heure environ et donc avoir la possibilité de donner un show live qui se tienne en headliner ou en première partie. C’était notre objectif jusqu’à aujourd’hui : rejouer sur scène avec ce premier concert au Bâtiment 25. Nous en sommes donc plutôt à creuser des sillons familiers, retrouver notre son avec une grosse base de percussions répétitives, martiales, en soutien aux nappes de synthés mélodiques voire (néo)classiques. Les voix scandées, la basse grasse, quelques instruments acoustiques (tambour, clarinette, cor…), le métal qui claque et tranche, c’est ce qu’on aime… Au-delà, nous pouvons avoir des envies d’exploration sonore mais Il est encore trop tôt pour savoir quelle direction nous allons prendre.

Retravailler les anciens titres, est-ce les retrouver dans leur forme originelle ou est-ce les réinventer ?
C’est franchement touchant de se replonger dans notre univers de ces années-là, de ces morceaux que nous avions composés, notre madeleine de Proust… Retrouver la forme originelle, non, nous restons très critiques sur les enregistrements d’époque. Les percussions ont changé, les sons de synthé également. TAOED joue aussi à des tempos plus lents, c’est plus lourd et ça on aime bien ! Notre formation a évolué également avec Bertrand qui nous amène aussi un peu plus de basse dans le set. Après on se permet de les réarranger jusque dans les structures, les harmonies ou les paroles. Avec du recul, c’est très stimulant. Nous avons la matière et la liberté de la réorganiser…


Ambitionnez-vous de créer et d’enregistrer de nouveaux morceaux d’ici 2026 et en quoi espérez-vous faire grandir/progresser votre son à travers eux ?

Jusqu’ici on avait un 45T, deux titres sur des compilations et cette fameuse cassette avec Phase Pattern… Là, nous avons déjà un nouveau morceau dans le set qui a très vite été mis en place… et puis nous n’avons pas encore revisité tous nos anciens morceaux ! De nouveaux titres vont venir naturellement, maintenant qu’on s’est bien remis dans le bain… Pour le moment nous sommes plus sur l’objectif de jouer suivant les opportunités qui se présenteront ou dans des lieux improbables, comme ce que nous avions réalisé dans une carrière désaffectée en 1993… donc aller vers un set de quatre-vingt-dix minutes pourrait être notre prochain objectif. Jusqu’ici TAOED s’est focalisé sur un concert, on va exploiter maintenant l’enregistrement. Il y a dans ce set une certaine cohérence dans l’ordre des morceaux, le déroulé, les transitions, il faudrait penser à l’enregistrer comme un tout, peut être sur une prochaine prestation live, mais pour cela il va falloir qu’on rentre plus dans les détails et améliorer l’unité de l’ensemble.

Il y a cinquante ans, Monte Cazazza offrait la devise "Industrial music for industrial people" aux membres de Throbbing Gristle. On était alors à un moment de bascule où le monde occidental amorçait un lent mouvement de désindustrialisation caractérisé par des délocalisations massives. De nos jours, ce monde industriel est de plus en plus anecdotique. Dans le contexte actuel, dans cette France désindustrialisée, quelle symbolique mettez-vous dans le fait de fabriquer un son affilié à la musique dite industrielle ?
On ne se refait pas, on s’est construit sur ces musiques-là. C’est notre époque, notre identité, et puis nous restons avant tout un groupe pour la scène avec un son électronique (synthé) mais aussi une bonne partie acoustique (percussions & instruments à vent …) qui n’a même pas besoin d’être sonorisée. Nous pouvons faire du son avec tout ce qui nous entoure et atteindre une forme de transe en frappant répétitivement sur du métal. Cette gestuelle renvoie au passé industriel, à l’aliénation de l’homme à la machine. Aliénation toujours d’actualité voire exacerbée, même si les machines sont aujourd’hui bien différentes.


Vous définissiez votre musique comme de la "musique contemporaine, tribale, militaire, industrielle et classique" et votre performance live se nomme "péplum industriel". La formule est pour le moins visuelle ! Comment traduisez-vous cette expression dans votre nouvelle performance live ?
Pour l’image, on pourrait évoquer la scène de l’attaque des galères dans Ben-Hur avec Charlton Heston… On sent cette tension qui monte et puis l’instant où il faut y aller, où on passe à la cadence d’éperonnage. Musicalement, c’est martial, lourd, gras, répétitif, sur des structurations qui peuvent sortir d’un couplet/refrain. Certains instruments ou accessoires soulignent et illustrent les différents tableaux : tambour militaire, cor de chasse, sirène, mégaphone. Le set n’est pas uniforme et chacun pourra y trouver ses propres références…

À l’instar de nombreux groupes assimilés aux musiques industrielles, ambiantes et expérimentales, tels que la figure de proue Einstürzende Neubauten ou encore Test Dept, vous utilisez des percussions fabriquées à partir d’un système d'aération d’immeuble ou d’un réservoir de camion. Est-ce du matériau de récupération et est-ce vous qui fabriquez ces instruments ?
Le réservoir de camion, il date de la première époque. Malheureusement il a disparu, et on le regrette vraiment car il était indestructible, avec un super son ! Quand TAOED s’est relancé en 2023, nous avons récupéré un ancien système de ventilation de four à porcelaine, des sortes de guide d’ondes mais très basse fréquence. Nous avons complété l’ensemble par de la tuyauterie, quelques extincteurs et tôles diverses, ça nous fait une base suffisante pour le moment… C’est toujours perfectible, de futures percussions à identifier chez les ferrailleurs ou en train de rouiller à la campagne – mais bon, quand ça sonne bien c’est aussi souvent intransportable ! Dans le groupe, on a quelques bricoleurs pour travailler l’acier donc oui, on fabrique !


Comment déterminez-vous qu’un objet deviendra un instrument? Au gré des trouvailles, en fonction du son recherché ?
C’est plutôt simple : on lui tape dessus ! TAOED n’est pas aussi pointu que Neubauten dans la recherche ou l’optimisation, nous restons sur des sons bruts.

Le fait de répéter aujourd’hui dans un lieu en forme d’atelier concourt-il à vous maintenir dans une atmosphère industrielle ? Avez-vous toujours travaillé votre musique dans ce genre d’environnement ?
On a cette opportunité d’avoir un membre du groupe qui a un atelier bien planqué au fond du jardin avec diverses machines et qui, du coup, sert également de local de musique quand on se retrouve. C’est poussiéreux, mais nous pouvons laisser nos percussions sur place, c’est quand même pratique… Le côté atelier maintient l’atmosphère, surtout quand le compresseur se déclenche automatiquement pendant un morceau ! Au début de la formation nous avions loué un temps un local sous la salle de concerts du CCSM John Lennon (Limoges, 87) – mais bon, c’était partagé avec d’autres groupes, il fallait bouger le matos à chaque fois, ça a été problématique dès que TAOED a commencé à bifurquer sur des percussions volumineuses… En même temps, c’était devenu un rendez-vous, une attraction : des amis ou des connaissances passaient pour voir de quoi il s’agissait, certaines sessions se transformaient en séance d’improvisation totale. Par la suite, nous avons investi et transformé en local de répétition le fond d’un garage en deuxième sous-sol d’un bâtiment industriel. Au moins on était chez nous...

À vos débuts, dans les années 1990, vous citiez comme inspirations Laibach, Test Dept, Coil, Dead Can Dance ou encore Crass. En 2025, quels sont les groupes qui aujourd’hui vous influencent ? Y en a-t-il ?

Avec le recul, ce que nous citions à l’époque semblait assez cohérent même si d’autres groupes ou compositeurs auraient pu figurer. Nous n’étions et ne sommes pas des virtuoses. Mais dans un style différent du mouvement punk, des groupes comme Test Dept ou même Laibach nous disaient : allez-y, exprimez-vous, jouez, osez. Et l’atmosphère qui en résultait nous transportait. Nul doute : nous restons le fruit de nos influences mais nous essayons de les tenir à distance afin de produire une musique personnelle. Nous ne sommes pas certains que des artistes actuels nous influencent consciemment, mais il y en a dont AOED apprécie le travail.

Quelles thématiques de fond ont fait le lit de votre art dans les 90’s et lesquelles souhaitez-vous développer dans le futur ? Que dessinent les nouvelles créations à ce sujet ?
Une partie des textes portait sur la volonté de s’émanciper d’un pouvoir ou d’un système oppressif. Le thème est loin d’être épuisé. Pour autant, on ne s’interdit pas d’explorer d’autres territoires.

Pourquoi avoir choisi de reprendre le "Bela Lugosi’s dead" de Bauhaus pour votre show du comeback ?
Dans les années 1990, nous ne faisions des covers que pour nous-mêmes, en répétition. Nous avions un temps travaillé sur une reprise de "Trans Europe Express" de Kraftwerk, en commun avec Phase Pattern, mais elle n’a finalement pas vu le jour. Là, on souhaitait intégrer une reprise au set, mais sans tomber dans la parodie, le cliché indus ou une copie fidèle. "Bela Lugosi’s dead" a fait rapidement l’unanimité. Le titre de Bauhaus a une puissance d’évocation assez exceptionnelle : ce caractère quasi cinématographique (sans même tenir compte de son utilisation au cinéma) nous semblait approprié par rapport à notre propre conception et il nous a offert une matière et une structure assez libre. Nous pouvions conserver les principaux marqueurs : la rythmique, la ligne de basse et reconstruire en introduisant nos propres sonorités (percussions, clarinette …) avec une touche d’hommage au cinéma d’épouvante et de SF des années 1950. Humblement, nous espérons que le public y trouve une réinterprétation originale.

En 1993, vous posiez un regard plutôt désenchanté sur la construction d’une Europe des Nations au service de l'économie mais au détriment des peuples. En 2025, l'Europe est prise en étau entre trois grands pôles et son unité semble fragile. Quel regard portez-vous sur le monde d’aujourd’hui ?
Effectivement, le groupe s’est formé en 1989, à cette période qui a vu l’effondrement des régimes communistes, la chute du mur de Berlin et l’ouverture de l’espace européen… Le nom du groupe en découle, cette balance entre la construction (architecture) et le déclin (decay). Et en effet, à l’époque, tout en jouant avec les codes de cette nouvelle Europe nous regrettions le peu de place laissé aux peuples et à l’humain. Le temps écoulé a malheureusement donné sens au mot "decay". Nous n’avons pas évité la guerre en Europe ni le basculement de pays dans l’autocratie. Les excès du libéralisme ont sans doute participé à un repli nationaliste. Nous sommes plus que jamais attachés à l’idée européenne fondée sur la coopération et la solidarité plutôt que sur la concurrence. L’Europe et le monde entier doivent faire face à un néo-impérialisme décomplexé visant à un accaparement de ressources au profit d’États et/ou d’intérêts privés court-termistes. La tentation du repli sur soi, de la stigmatisation des différences au détriment du partage sont toujours présents, et nos mémoires sont bien courtes. Naïvement, nous aurions pensé que l’humanité aurait mis en commun ses ressources et son intelligence afin de préserver l’habitabilité de notre planète. Il semble que nous ayons choisi la voie de l’extinction. Néanmoins, en trente ans, certaines luttes ont par moments, par endroits, porté des fruits. Doit-on y voir quelques motifs d’espoir ? Tout n’est pas encore écrit.