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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
22/08/2024

Archives de la Zone Mondiale

"Bérurier Noir et Ludwig von 88 sont les deux locomotives, ça nous permet de faire des trucs moins connus"

Photographie : T-shirt "Qu'un son impur"... : Olive (photographie) / Marie (modèle)
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Bérurier Noir, tout le monde connaît. Forts d'un succès jamais démenti depuis les années 80, ses deux leaders ont fondé ou rejoint d'autres groupes, milité pour diverses causes respectables, sorti les mains du cambouis dans le sens du “Devoir de Mémoire” pour éclairer des pans de culture populaire. Ainsi en 2021, le duo FanXoa et Masto dépose aux locaux de la BNF plusieurs malles triées regroupant les archives du collectif punk. De son côté, Loran poursuit un militantisme festif, et j'avais eu le plaisir de faire jouer Les Ramoneurs de Menhirs dans ma petite vallée du piémont pyrénéen.
Sous leur patronage, d'autres œuvrent dans l'ombre et le succès de ce nom, ainsi que le cortège idéologique et esthétique qui s'illumine par cette aura, permettent de créer un vaste outil de propagande musicale et intellectuelle. Archives de la Zone mondiale est ainsi tout à la fois un label de taille moyenne (plus de soixante références), un petit distributeur et une large structure fédératrice de volontés, ouverte sur le passé, certes, puisque c'est même dans son nom, mais aussi sur le présent et l'avenir. Interview (par e-mail) avec certaines des mains et têtes pensantes qui font vivre ce nom, alors que sortent les rééditions du premier album de Kochise et des différents morceaux du groupe Guernica (tout premier groupe de Loran !).

Obsküre : Quand la structure a été montée en 2013, quels étaient ses objectifs, son manifeste, et qui a lancé le projet ?
AZM : PariA a démarré AZM tout seul, avec comme premier but de s'assurer que les albums de Bérurier Noir (puis Ludwig Von 88) qui se vendaient à des prix indécents sur le marché de la collectionnite restent accessibles, que ce soit pour les plus jeunes générations ou pour le public d'époque qui a paumé ou fracassé ses vinyles. Il y avait aussi la volonté de garder un fonctionnement un peu artisanal et proche de l’idéologie diffusée par les débuts du mouvement alternatif, plutôt que de fonctionner comme n’importe quel label subventionné ou lié à une major.

Rééditer des disques de l'époque des labels alternatifs est un enjeu fort, mais doit soulever des problèmes : comment avez-vous géré les droits, la récupération des bandes, des fichiers visuels ?
C’est à géométrie variable selon les projets. Parfois c’est assez simple et on a tout le matériel à dispo (audio et graphique), et d’autres fois il faut faire de l’archéologie ! Pour l’album Sauvages de Haine Brigade, il avait fallu envoyer les bandes dans un studio spécialisé qui les a passées au four pour essayer de retrouver des fréquences perdues. On a par moments la joie de voir les étoiles s’aligner lorsqu’on retrouve un master original sur bandes magnétiques en bon état (NDLR : les techniciens vous le diront : rien n'égale la bande magnétique pour la sauvegarde de la richesse d'un son), qui permet un remastering au top, comme ça a été le cas dernièrement sur Abracadaboum de Bérurier Noir, avec un super boulot de Tristan Mazire et Marie Pieprzownik qui ont respectivement fait la numérisation / le remaster et la gravure, supervisée par les Bérus ; ils ont enfin pu revenir sur le son de cet album qui avait toujours posé problème. Idem pour le premier album de Kochise, qui ressort ce mois-ci, où l’on a pu repartir des bandes originales pour faire un remaster avec Tristan, encore une fois, et le résultat est génial.
Concernant les droits, on essaye de faire les choses mieux que certains labels vampires et pilleurs de tombes qu’on ne citera pas, en identifiant les ayant-droits ou leurs descendant(e)s. On a eu de chouettes remerciements de certains musiciens qui touchaient pour la première fois un peu de tunes sur des disques vieux de quarante ans.
Pour les visuels, on a parfois des archivistes comme FanXoa (Bérurier Noir) ou le photographe Roland Cros qui ont gardé un max de choses et nous permettent de repartir des documents originaux. Parfois c’est un peu moins simple. Pour la photo au verso de Ce Jour Heureux Est Plein d’Allégresse de Ludwig Von 88, on a galéré un petit moment pour identifier la source originale, mais on a fini par trouver une reproduction dans une vieille revue, de meilleure qualité que celle originellement utilisée par le groupe en 1990 !

Les tarifs sont très bas, les frais de port annulés dès que la commande dépasse 50 € et vous permettez ainsi un appel aux dons associatifs : pouvez-vous en dire plus ?
Le but étant que les disques soient accessibles, on a à cœur de ne pas pratiquer des prix trop élevés, même si le vinyle reste un produit "de luxe" (dans le sens "pas vital"). Pour autant, on n’est pas dans du "no-profit", on souhaite que la structure perdure et que chacun(e) puisse être rémunéré(e) pour son taf.
Effectivement, lorsque tu passes commande sur le site, tu peux faire de la même occasion un don à l’asso Sorosa ; ce n’est pas une manière pour nous de défiscaliser (comme les grandes enseignes qui proposent un don quand tu payes par CB) mais plutôt un moyen d’apporter un peu d’aide et de sensibiliser notre public aux actions de cette asso de Valence qui fait un boulot incroyable en venant en aide aux personnes exilées. On les soutient financièrement de notre côté aussi, et on relaye leurs appels à soutien sur les réseaux. Ça nous paraît être le strict minimum, et on se dit aussi que si on peut claquer des dizaines d’euros en vinyles ou en T-shirts, on peut bien filer quelques sous à une cause aussi noble. On essaye aussi de partager des infos sur d’autres collectifs qui nous tiennent à cœur (Acceptess-T, Auberge des Migrants, Espace Santé Trans, Révolution Permanente, Balance Ta scène, Collectif Intersexe, La Trame 26…), que ce soit sur les réseaux ou en imprimant et distribuant des flyers dans tous les colis qu’on envoie. Il y a aussi plusieurs groupes du label qui reversent intégralement leurs royalties à des assos.

Le carburant financier de AZM, c'est bien les rééditions des Bérus : avez-vous une idée du nombre d'albums vendus sur la durée ou même depuis dix ans ?
Ça devrait pouvoir se calculer mais je crois que tout le monde ici aura la flemme de le faire ! Ça dépend des albums, certains doivent être repressés tous les ans, d’autres beaucoup moins. C’est sûr que Béru et Ludwig sont les deux locomotives, ça permet de faire des trucs moins connus mais qui nous semblent également importants comme Heyoka et Kochise, voire des groupes très jeunes qu’on aimerait bien mettre en avant...

C'est comme ça que j'avais découvert Mon Dragon qui m'avait impressionné. Savez-vous qui sont les acheteurs ? Sans être dans des pratiques condamnées par la CNIL, tenez-vous une base de données de type sociologique : campagne ou ville ? Région parisienne, province, monde ? Homme, femme ? Âge ?
On n’est pas trop dans les statistiques, mais à vue de nez c’est en très grande majorité la France, un peu le reste de l’Europe, pas mal le Québec et très occasionnellement le reste du monde. Il y a un peu tous les âges et genres, même si on sent une prédominance d’hommes de cinquante ans, ce qui peut s’expliquer de plusieurs manières.

Beaucoup de produits signent une appartenance à un groupe et des idéaux, je pense aux badges et t-shirts. Ce label, c'est aussi un engagement pour les musicophiles ?
Notre vision du punk va de pair avec des revendications politiques, ça nous paraît indissociable, mais il ne faut pas non plus se leurrer sur la portée des messages des chansons quand on les compare avec la réalité sur le terrain. On ne peut pas se faire croire que l’on est engagé juste en sortant des disques qui portaient des revendications il y a trente ans. De plus, de nombreux anarchistes de l’époque deviennent complètement réacs avec le temps et ne mettent pas leur logiciel politique à jour. C’est pour ça qu’on essaye à notre petit niveau de réinjecter un peu de sens là-dedans, comme expliqué un peu avant.

Vous avez monté un partenariat aussi, mais de manière réduite : il y a Crass Records par exemple. Sur quels critères s'est établie cette convention ?
Crass est un collectif qui a compté énormément pour nous, et continue de nous inspirer, que ce soit idéologiquement, musicalement ou artistiquement. Ça semblait donc logique de les distribuer. On aimerait que ça aille plus loin mais c’est un peu compliqué, d’une part géographiquement, et puis parce que le catalogue de Crass est aujourd’hui géré par le label One Little Record, pas directement par le groupe. Il y a aussi une filiation directe entre certains groupes AZM et Crass, que ce soit les Bérus qui l’ont souvent revendiqué, ou Kochise et Mon Dragon pour lesquels c’est une évidence.

La lecture est importante pour vous, sous plusieurs formes (textes, BDs, livrets énormes) : la musique est une entrée vers un positionnement idéologique, n'est-ce pas ?
En tout cas ça l’a été pour nous, indubitablement, mais il ne faut pas que ça reste l’unique boussole politique. On peut voir la musique comme de la vulgarisation des luttes politiques, avec un important rôle de passerelle vers certaines notions politiques, mais ce serait un peu vain d’attendre que des artistes des années 1980-1990 soient une source suffisante idéologiquement. Donc oui, les bouquins, ça compte ! On n’a pas vocation à être une boite d’édition d’ouvrages politiques, mais il nous arrive de distribuer des revues politiques ou les livres des éditions Libertalia par exemple (NDLR : j'ajouterai pour ma part la richesse du catalogue Agone et le travail effectué par la librairie Quilombo). On a édité plusieurs bouquins évoquant la scène alternative des années 1980, en essayant de jongler entre le fait de rendre hommage à l’importance de ce mouvement, tout en évitant l’hagiographie. On aimerait aussi qu’on entende un peu plus certaines voix minorisées qui manquent cruellement : les femmes sont très souvent invisibilisées des chroniques de ces années-là, alors qu’elles étaient là à faire des émissions de radio, à prendre des photos, à organiser des concerts et à jouer dans des groupes. Dans le livre Pogo qui compile les photos de concerts prises par Roland Cros, on était contents de pouvoir lire les textes de Violette ou Géraldine par exemple.

Vos mails, la qualité des envois, les goodies : tout est fait pour donner envie de vous parler, d'échanger. Y a-t-il une réelle communauté ou est-ce juste un fantasme de ma part de quinquagénaire ?
On a trop la tête dans le guidon pour être vraiment à l’affût de ce qui se passe, mais il semble qu’il y ait quelques personnes qui suivent assidûment ce qu’on sort, avec de la curiosité pour ce qu’ils ou elles ne connaissent pas, et pas uniquement une attente pour les sorties Béru, même si c’est pas la majorité malheureusement. C’est sûrement un peu trop fort de parler de communauté, mais on semble avoir une bonne image auprès du public ; et c’est cool si c’est le cas, parce qu’on essaie de faire les choses bien, que ce soit dans notre rapport au public ou au sein même d’AZM. Au départ il y a pu avoir un peu de méfiance ou de fantasmes sur nous (à l’époque de FZM, dans les années 2000 on a entendu dire dans le milieu squat qu’on était une filiale de Vivendi !), mais avec le temps et le fait qu’on puisse nous croiser, tout le monde peut voir qu’on fait de notre mieux. Les flyers, les stickers, la propagande, tout ça est hérité des pratiques de la scène DIY, c’est par des distros indés qu’on a fait toute notre culture punk (voire politique), ça nous paraît donc tout naturel.

Qu'est-ce qui vous motive globalement dans cette activité ? Sortir de beaux objets ? Maintenir une tradition ? Se faire des potes ? Concevez-vous ce travail comme un engagement militant ?
On n’est pas tous parfaitement d’accord là-dessus, mais je pense qu’on s’accorderait à dire que ça n’est pas un engagement militant. Même si on essaye de faire les choses le plus éthiquement possible, avec AZM on fait des disques, pas des maraudes ni de l’hébergement d’urgence ou le piquet de grève devant les usines. Il faut rester humble et réaliste. Par contre, on est obligé de mettre un minimum de sens là-dedans et le fait est que la musique et les idées qu’elle véhicule nous ont aidés à nous construire idéologiquement. On essaye de garder ce feu intact et d’embraser un peu au passage. Quand à nos motivations, elles sont variables selon les personnes et mouvantes dans le temps ! Entre sur-motivation, la tête plein de projets, ou burnout total et envie de raccrocher… Mais on est toujours là, donc il faut croire que l’action maintient en vie !