Voyage poétique, donc. Ce sont bien les lectures qui sont mises en avant, la poésie. Les voix sont belles, jouent du souffle, accentuent les phonèmes sans occulter le sens. Les instrumentations et les tonalités ne font pas dans le superlatif, comme sur ce texte de Rimbaud, liminaire, qui évite l’écueil de la modernité tapageuse et propose à la place un écrin sensible. Paradoxalement (pour les non-initiés), le texte rimbaldien "Le Mal" garde alors comme force la résurgence de textes plus anciens comme ces échos à Guillaume de Saluste du Bartas (La Semaine ou Création du Monde). Un exercice renouvelé avec la délicatesse choisie pour auréoler "Tristesse" de Marceline Desbordes-Valmore.
Les choix opérés accompagnent et modèlent une réception. Un caractère métronomique salue Bret Easton Ellis sans que la scansion de la traduction ne bascule dans le rythme. Parfois pourtant, c’est bien ce rythme qui se suffit à lui-même comme la délicieuse "Ballade des Pendus" de Villon qui sonne ici comme une prière invocatoire et tourmentée. Peut-être cette scansion marquée rebutera-t-elle ; pour ma part, elle donne vigueur à ce poème que j'appréciais déjà fortement. Le temps de quelques mesures, le violon s'empare à son tour de la plainte avant l'évanouissement final. La pochette travaillée par Zélie Doffémont joue aussi de cette inspiration médiévale, revisitée par un certain Romantisme anachronique.
Chaque intervention garde une place et une ligne ; la juxtaposition musique-récitation dépasse le cadre des performances ou de la poésie-action. De même, on n’a pas ici une lecture simplement mise en musique (je pense à Léo Ferré) puisque les partitions prennent leur part de mystère. "Les Litanies de Satan", déjà orchestrées par Elijah’s Mantle permettent ainsi de prendre conscience de l’angle d’attaque choisi par Attention Fête. Malgré l’extrême musicalité du propos, c’est bien une ambiance qui est donnée, la composition évoquant moins de la musique qu’un décor dans lequel le texte prend place. Courageux, au mitan du disque, le projet saute le pas en masquant sous les effets robotiques le poème "Vielleicht an einem Abend".
Plusieurs titres prennent tout de même le chemin de la catégorisation par genre, du fait d’une culture commune qui nous a fait écouter Einstürzende Neubauten, Das Ich ou Corman Et Tuscadu. Pour nous Français germanophiles, il fait bon écouter la musicalité du sombre "Orgie", lu comme les autres par David Vauclair, et rehaussé d'orientalisme par la grâce de l’oud final. À l'opposé du spectre, la teneur nuit d'Argentine pour "Une Louve je vis sous l'Antre d'un Rocher" juxtapose Du Bellay, Rome, les chasses morbides et... libre à nous d'y voir une dénonciation métaphorique d'une dictature d'Amérique latine ! Retour vers l'Allemagne (et Nina Hagen ?) avec la diction mécanique et claire de "Ballade vom Misstrauen", ponctué d'une guitare sèche comme celle d'un Young Marble Giants.
Attention Fête ne se réduit pas à cette foule de groupes cachant des projets solitaires : sur cet album, le leader s'est entouré de l’oud joué par Manu Chehab, du violon d'Electra Drossos et des interventions multiples de Benjamin Fau et de Monsieur Moutarde. C'est cette coordination qui permet à plusieurs des titres de gagner une dimension qui les rapproche de pièces musicales (l'interlude de "Vielleicht an einem Abend", chanté sur mélodica) ; ces variations dans la composition et les angles pour saisir au mieux les textes créent une diversité tangible au point que "D'abord les Yeux" se pose en intermède instrumental et que "Psychopompe" clôt l'album de notes de piano sur un fond ambient décomplexé, témoignant de la richesse des envies. Ces envies affirmées et menées à bien donnent à cet album de la durée et de la consistance. Il y a de quoi être fier du travail accompli.