Lost Girls, contrairement à ce qu’il pourrait suggérer, n’est pas le titre d’une collection de chutes de studio. Mais la musique vous happe, paraît-il : elle se saisit de l’artiste et celui-ci ferait courroie de transmission, du moins certaines personnes concernées dépeignent-elles ainsi le processus.
Or, la communication mise en œuvre autour du nouveau disque de Natasha Khan laisserait presque entendre que ces choses sont tombées du ciel. Le projet de Khan n’était pas celui d’un nouvel album : elle envisageait bifurcation – un changement de vie, de lieu de résidence, une réorientation vers l’écriture et la production pour le cinéma. Mais les plus belles choses naissent parfois d’un petit rien, une étincelle. Poussière, effet papillon : un nouveau cycle de composition s’est ouvert, offrant in fine à Bat For Lashes son cinquième chapitre long et le successeur du délicat The Bride (2016).
Lost Girls est loin, vraiment loin du ventre mou psyche-folk du projet Sexwitch. Chapeautée par un quatuor de producteurs (outre Khan, Charles Scott IV, Jennifer Decilveo, MNEK), cette collection est l’une des plus spectaculaires de Natasha. Démonstratif en mélodies, au clair dans ses choix de production, ce nouveau format long fait renouer Bat For Lashes avec les notions d’efficacité et d’impact immédiat là où The Bride portait un propos plus nuancé et mystérieux. La plastique les sépare, mais une forme romantique unit les deux blocs.
Traversé par des personnages féminins avides de sang neuf, très référencé, le cru 2019 se remarque pour ses boucles, ses mélodies immédiates ("Desert Man"). Khan a peut-être écrit là certaines de ses chansons les plus directes. Elle agglomère des référentiels poreux les uns aux autres, cohérents dans leur suggestion : cinéma fantastique, musiques new wave et spleenesques des années 1980. Plus que de la musique, c’est un environnement. Petit jeu macabre à la nostalgie espiègle.
Pour autant et si les épaisseurs sont plus démonstratives que sur certains albums de Bat For Lashes, la musique n'y perd pas en grâce. C’est là le versant charnel du projet, et la séduction opère. Les déhanchements de la voix évoquent l’intimité d’une boîte de nuit ("Jasmine"), la nuit hante tout cet album dont les sessions studio se sont déroulées en nocturne. Faites-vous votre film. L’optique est cinématographique, ce qui en soi n’est pas une nouveauté dans son processus. Le grand écran est semble-t-il devenu un but – c’est comme si les films étaient toujours là quelque part, flottant dans l’air qui oxygène la musique : que ce soit, par exemple, dans le décorum de l’instrumental "Vampires" (tonalité curesque et voisin des développements les plus hypnotiques de Bowie sur Blackstar) ou dans la matérialisation des histoires par l’image, celle des clips réalisés et portés à notre connaissance avant la sortie de l’album. Les partis-pris visuels parlaient d'eux-mêmes. Comme si ces bouts de musique suivaient un scénario caché, un film que Natasha a projeté dans sa tête avant d’avoir l’opportunité de le produire pour de vrai.
Rien ne dit que ça n’arrivera pas, d’ailleurs. Pour l’heure, la pulpe qui retombe des pressions de son imaginaire forme un machinisme suave et envoûtant, dispersant sous la patine de la production les derniers cristaux d'une adolescence.