Actif depuis 1998, Bertrand Mandico fait partie de ces réalisateurs prolifiques qui n'attendent pas après les financements pour créer de l'art. Au rythme d'au minimum un film par an, que le métrage soit court, long ou moyen, il a déjà derrière lui une œuvre dense, riche, parsemée d'obsessions fétichistes, organiques et plastiques. Un premier coffret, Mandico In The Box (2016), avait rassemblé une quinzaine de films réalisés sur la période 1998-2012. Cette Mandico Box 2 : Hormona & Vanités conjugue, quant à elle, une dizaine d'œuvres produites entre 2013 et 2017, soit juste avant le succès des Garçons Sauvages (2017) et Ultra Pulpe (2018) qui ont pu faire découvrir son travail à un plus large public.
Originaire du Sud-Ouest, Bertrand Mandico fait ses armes dans le cinéma d'animation, avec sous le bras un diplôme de l'école des Gobelins. Mais les prises de vue réelles et la collaboration avec les acteurs obtiennent vite sa préférence, même s'il garde une fascination pour les objets et qu'il aime à animer l'inanimé. Se développe alors un univers fantastique où le grotesque et le merveilleux, l'abject et le sublime se conjuguent. Explorant les liens entre Eros et Thanatos, désir et mort, ses films se font de plus en plus charnels avec le temps. Ils deviennent des corps en soi (le cinéaste aime la matière de la pellicule) jusqu'à atteindre une forme d'apogée mâtinée d'humour et de second degré dans la période mise en avant dans ce combo. Car oui, le monde de Mandico est beau, parfois baroque, mais aussi très délirant et ludique. Œdipe a les tétons qui pendent. Une Jeanne d'Arc aux yeux crevés est dépucelée par un étalon. Une biche est pourvue de seins protubérants. Une animatrice de cabaret opère une coloscopie sur elle-même avant de se lancer dans une litanie hypnotique comme un disque rayé : "Did you like it ? You liked it… Say it…" (une des plus belles fins qu'il m'ait été donné de voir). Deux actrices s'entre-déchirent pour les faveurs d'une forme organique qui ressemble à un gros excrément muni d'un membre érectile et couvert de poils gluants de salive. Jivago est son nom, "pour son air slave" nous dit-on.
Les scénarios sont aberrants, les histoires impensables et les visions spectaculaires, baignées dans un onirisme coloré aux néons. Mandico s'affirme ainsi comme un visionnaire et un vrai praticien du grotesque. Les formes deviennent hybrides. Les mythes sont trivialisés. L'humain s'abrite sous des masques, souvent à la limite du monstrueux. Le bas et le haut s'inversent. La nature s'humanise, se bestialise. Les acteurs - et surtout actrices - théâtralisent, se donnent jusqu'à l'art performatif, avec en figure de proue l'incroyable Elina Löwensohn, incarnant parfois plusieurs rôles dans le même film, caméléon possédé qui donne tout jusqu'à atteindre les limites de ce que le jeu de comédien rend possible (toute la palette des émotions est explorée dans le troublant Féminisme, rafale et politique alors que la musique de Fall Of Saigon, l'ancien projet de Pascal Comelade, se déverse en un flot continu extrêmement mélancolique).
Le cinéaste aime aussi à piocher aussi bien dans le grand Art (Ophélie et le préraphaélisme à la fin de Y a-t-il Une Vierge Encore Vivante ?) que dans la culture des marges et le cinéma mal aimé (les nombreuses références à Cannibal Holocaust dans Notre Dame des Hormones et Y a-t-il Une Vierge Encore Vivante ?). En effet, aussi singulier qu'il puisse être, le cinéma de Mandico nous renvoie à toute une culture cinématographique originale : les couleurs de Pink Narcissus (James Bidgood) dans Notre Dame des Hormones, les masques de Trash Humpers (Harmony Korine) dans Petite Fille Timide, le Maniac Cop de William Lustig revisité en noir et blanc dans Depressive Cop... Tout cela pourrait s'apparenter à une rencontre improbable entre l'érotisme surréaliste de Stephen Sayadian, les mystères multicolores d'un Mario Bava, l'artificialité assumée d'un Federico Fellini, les mutations corporelles d'un Roland Topor et le goût pour un esthétisme new wave électronique hérité de Liquid Sky. Plus encore, dans ses recherches formelles et son approche de la post-production, Mandico semble reprendre les choses là où le muet s'est arrêté, à l'instar d'un F.J.Ossang ou d'un Guy Maddin.
Mais peut-être que ce qui fascine plus que tout dans cette période 2013-2017, c'est son rapport à la muse en la personne d'Elina Löwensohn. Rencontrée sur le tournage de Boro In The Box (2011), la fusion entre les deux est tellement intense qu'ils décident de se lancer dans un ambitieux projet : vingt-et-un films en vingt-et-un ans, afin de capter le vieillissement de l'actrice et de jouer de sa transformation. Certains des films rassemblés appartiennent à cette collection, d'autres sont à part, mais Elina joue quand même dedans. De fait, elle hante littéralement chaque plan, et sa voix dicte souvent la musicalité des courts métrages, en mélangeant parfois les langues (principalement l'anglais et le français). Elle est homme ou femme, pute ou borgne, jusqu'à parfois ne plus être que son double. Un travail de métamorphoses et de miroirs totalement unique.
Plus un combo Blu-ray + DVD qu'une box au sens strict, Hormona & Vanités est un indispensable pour les amateurs du cinéaste, avec un emballage soigné et un livret comprenant des textes de Pacôme Thiellement, Blutch, ainsi que les 126 recommandations pour être un cinéaste incohérent (mais sincère) rédigées par Mandico lui même. C'est une boîte à rêves faite de textures envoûtantes et d'une imagination folle. On y pénètre des théâtres intérieurs, un peu comme dans Eraserhead de David Lynch, et on se laisse entraîner à chaque fois de plus en plus profond au sein de fantasmes faits de chair et de sang, alors que les visions continuent à nous hanter. Une vierge violée par un arbre (Y a-t-il Une Vierge Encore Vivante ?), un œil dans une tasse à café (Depressive Cop), une cérémonie grand-guignolesque (Apprivoisé), un paysage hormonal décoré d'hommes-statues (Notre Dame Des Hormones) : tout ici relève d'une irréalité captivante, qui happe et ne nous lâche plus. Et l'on finit accro, à en vouloir toujours et encore. Did you like it ? You liked it… Say it…