Belle association qui voit Ushersan et Ymaltzin (sous le nom de Black Egg) s'adjoindre l'esprit et le travail de Dan Serbanescu (Alone In The Hollow Garden, mais aussi Archaos, ARM, Tanz Ohne Muzik...) pour un disque fortement ritualisé. Les trois artistes travaillent dessus depuis 2020 et une grande collection d'instruments a été employée, dont leurs trois voix et murmures ainsi que les percussions métalliques fabriquées par Dan.
Le chant en français d'Ymaltzin est suavement mis en avant : voix doublée, brusques échos, chœurs multiples, décalages, superposition des voix masculines ; pourtant il faut prêter l'oreille car la diction reste nimbée, comme si ça parlait d'une provenance inconnue. La musique arpente les sentiers d'une Jarboe (Swans), puisant dans les traditions des Indiens d'Amérique du Nord et dans celles de l'Afrique subsaharienne ("Clotho"). L'acte de création est en avant, par les mains créatrices qui fouillent la matière brute, l'âme qui aspire le fil intérieur. Les modulations harmoniques donnent beauté et forme à ce qui surgit. La chose créée quitte l'éternité à mesure qu'elle accède à la conscience et devient un Enfant du Chaos, isolé, seul face aux questions qu'il se posera, sans aide sur ce chemin filé par les doigts de l'une des sœurs. La vie est donnée, et elle porte en elle l'annonce de sa destruction future.
C'est le label grec Zazen Sounds qui a produit ce CD (épuisé) et sa version digitale : cela fait sens puisque les morceaux sont un hommage aux Parques. Pour être plus précis, on redonnera à ses déesses du Destin leur nom grec : les Moires. Les trois sœurs, Clotho, Lachésis et Atropos, sont également associées à la Nature et à la fertilité. Clotho tisse le fil de la vie, Lachésis la répartitrice le déroule et préside aux événements du Vivant, enfin Atropos met fin à la destinée en coupant ce fil. Pour cette raison, le troisième titre du disque est le plus sombre, ancré sur des notes sourdes et parsemé de sortes de larsens et raclages, secondés par les percussions métalliques. Le message est aride, sec comme le furent les tragédies grecques puisque les illusions fondent. Les combats de la vie étaient vains, les ennemis auraient pu être des amis, chaque pas conduisait vers la mort. Ce qui est plaisant c'est que le morceau ne cesse d'évoluer, insérant progressivement une part plus électronique et organique. Cela crée une profondeur autre et permet au projet de se démarquer des scènes ritual, folk ou heavenly, en évitant les clichés.
"Lachesis" est plus marqué rythmiquement. Sur son schéma percussif s'épanouissent des cloches rituelles, des drones et volutes brumeuses incertaines. C'est le long chemin de la vie, murmurée, évanescente, alors que le temps s'écoule en saccades. Il faut devenir ce que l'on est, trouver un chemin, quand bien même cette quête est saugrenue, puisque les obstacles, chacun se les choisit, cherchant le pont allégorique à traverser pour marcher de soi à soi, affronter peur et prisons pour se réaliser. Les nappes de synthé apportent réconfort, on suit les doigts qui filent, on évite les illusions. La réalisation finale sera aussi la perte.
Enfin, un quatrième titre se détache : "Enfant du Chaos". Voix inversées, psalmodie, raclements, gémissements démoniaques ; cette fois les paroles d'Ymaltzin sont cachées, seuls surnagent les scansions "Enfant du Chaos". Ce groupe nominal désigne les personnages les plus malaimés et délaissés par les dieux après des échecs de mutations aléatoires du jeu de rôle Warhammer. Mais l'image n'est que fortuite ici. En reprenant l'idée du riff répétitif du premier titre, le disque forme une boucle vers un abandon prononcé de l'Homme. La destinée n'est finalement pas le moment de l'Absolu. Ce serait plutôt ce passage cyclique vers les Limbes, le Chaos primordial où se rembobine le petit tas de laine qui, peut-être, formerait le seul endroit où s'apprécierait l'éternité. Le fil du rasoir scintille et attend...