Chef d’orchestre. Vous êtes celui de votre vie, et serez obligé de jouer la partition de son triste folklore. Alors autant assumer.
Elles assument. Elles le veulent. Le temps file et il y a si peu de temps, pourtant, que nous avons l’impression de vivre en compagnie de ce gang de femmes, de leur volontarisme et de cet art qui s’aiguise à chaque parution, partition. Mû en configuration groupe, dépassant le sérail familial des origines (les sœurs définissaient), Bonnie Trash est sororité en extension. Aujourd’hui, elles sont quatre et partagent un vécu : celui de la perte, cette épreuve qu’en chair et âme elles fixent avec le cru 2025. La perte, l’absence en dissémination : ce phénomène auquel le jeu de Chronos nous confronte, à progressivement dépeupler notre monde.
Mais les filles font face, elles le font ensemble. Union, leur force. Bonnie Trash est devenu un groupe, un vrai. Et le son, affirmé, stylisé, de Mourning You, est un jalon important dans l’histoire des sœurs Sarafina (chant, textes) et Emmalia Bortolon-Vettor (guitares, basse au besoin) et de la section rythmique, sanguine et chirurgicale, composée d’Emma Howarth-Withers (basse) et Dana Bellamy (batterie).
Mourning You : un son charpenté, une sculpture, art de l’incision. La puissance dramatique des chansons, leur suggestivité, leur vibration intérieure, font de chaque titre un univers en propre, image intime, exploration, expurgation. Josh Korody, qui les connaît, qui a déjà travaillé avec elles, a accompagné les sœurs en production pour Mourning You. Un trio, une vision, le son est hanté. Dans ce disque il y a de l’âme, des flots salés, des flots de rouge. "Your Love is My Revenge" est une chanson hypnotique et noire. Elle est compliquée à jouer en concert, elle transporte un vécu. Il y a cette distance que le son réduit, étouffe par ce qu’il nous fait revivre : ce qui a amené à son jaillissement, ce qui explique qu’il soit là, ce qui supprime la possibilité de l’oubli. C’est sa raison d’être.
Il y a une puissance en Mourning You qui tient au bruit des guitares, au plomb contenu de la rythmique. Il y a la voix : elle vient du ventre et du ressenti, les manières suivront toutes seules, celles qui donnent sa distinction à la fronde. Vous le savez dès "Veil of Greed", et vous ne serez jamais démenti : il y a une ligne, une attitude. Les filles ne plaisantent pas. Il y a des degrés, mais une intention se concentre. C’est le conte de la perte, et vous n’échapperez pas au principe de réalité, vous ferez du chagrin une compagne.
Jusque dans le geste qui paraît plus caressant se diffuse un venin : il est dans "My Love remains the same (Kisses Goodbye)", les voix dans l’écho, ce refrain qui emporte avant que vous retombiez en plates terres. Ailleurs, la troupe précise sa menace et libère une énergie noire, plus en frontalité. "Hellmouth" est un grand titre. "Poison Kiss", le baiser de la mort. Il y a d’autres grands morceaux, de toute façon ils le sont un peu tous, chacun à leur manière. Parce que le noyau dur est resté en cohérence et dans l’instinct : Sarafina en direction artistique, en leadership, les guitares d’Emmalia en réponse texturale.
Le disque se termine sur une abstraction ambiante et au grain bruitiste, "It eat Shadows", inspiré par Robert Munsch : sept minutes où vous affleure une présence. Vous la sentez, dans la pièce. Quelque chose. C’est à la surface de la rétine, spectre, forme en transparence. Là, là, et puis là. Un mouvement. À la surface de votre peau, un grain se forme. Piégez-vous les ténèbres du regard ou sont-elles en train de vous prendre ? Rien ne disparaît, tout se transforme.
