Si l’art est la vie, alors le Moonage Daydream de Brett Morgen est un film sur la vie de Bowie. Plusieurs années de travail, à fouiller les archives du maître. Le résultat : dynamique, kaléidoscopique. C’est la vie, mais pas trop la vie privée. Le film n’a pas à proprement parler une dimension biographique, à l’exception de ce moment où le facteur amoureux fait incidence sur le parcours : itinérant jusque-là permanent, Bowie aspire à plus de sédentarité lorsqu’Iman entre dans le paysage. Construire la relation, c’est rester en présence.
Quel est le moteur du caméléon ? Les mutations successives de Bowie cousent le montage du film. Très musical, Moonage Daydream entremêle expérience live (toutes époques confondues, les 70’s prédominant ces spectaculaires archives), quelques moments de vie (supplément d’âme) et parole de Bowie en médias. L’homme se plaît à renverser les questions, et sa drôlerie n’échappe à personne. Mais s’il se cache tout un temps derrière ses propres fabrications, il n’hésite pas non plus à reconnaître la puissance d’un trait d’analyse sur ce qu’il est ou sur ce qui le fait se mouvoir. Bowie lui-même le dit dans le film : c'est à l'instinct qu'il agit, et les autres remplissent son art en l’analysant, le commentant. Lui a adoré nous rencontrer. Nous étions, paraît-il, des êtres intéressants.
Le film dure deux heures et vingt minutes, et des moments de création passent fatalement à la trappe. L’époque Tin Machine par exemple, et ce qui a pu motiver cette création en groupe. Même abstention pour ce qui fait se nouer un partenariat avec Trent Reznor (N.I.N.). Et si la parole de Bowie aurait peut-être mérité quelques minutes supplémentaires au montage – la critique est facile, d’autant que le long-métrage se caractérise par un équilibrisme certain – il transpire de Moonage Daydream cette intelligence de l’artiste dans l’auto-analyse : le caméléon est une éponge qui observe le monde dans lequel il évolue, et va chercher presque toute sa carrière à se déporter hors de la zone de confort pour produire des choses qui revêtent un intérêt, d’abord à ses yeux. Le voyage est une manière de fuir la zone sécurisée, qu’il plonge Bowie au cœur du territoire américain, en Asie ou à Berlin. Des territoires qui imprègnent sa vie au point qu’à diverses occasions, il éprouve ce besoin de refondre son langage. L’époque berlinoise, en compagnie d’Eno, est saillante en la matière, et Moonage Daydream retrace une quête permanente : dans l’ailleurs, se manifestent ces bouts de lui qui ne seraient jamais sortis s’il était resté à la maison avec frigo et chienchien.
Bowie a passé sa vie à explorer l'insécurité, jusqu’à masquer volontairement certaines formes de son expression. Il cachera ses peintures, n’ayant pas acquis cette certitude qu’il savait composer un tableau, à la différence de l’assurance qu’il avait fini par gagner sur le composer en musique. Lorsque bilan s’esquisse, il dit considérer avoir eu de la chance de vivre sa vie, sérénité qui a sans doute assaini son rapport au temps. À manger le monde, il a rempli notre existence de la sienne. C’était notre chance. Et soudain, l’image se fige dans le miroir. Allo ? Spaceboy ? Plus rien. Sans doute encore un tour de passe-passe. Blackstar, une frappe jazz et la fête triste. Le temps s’est comme fragmenté depuis que nous ne pouvons plus croiser Bowie que sur un écran de cinéma.