Le point de vue initial du roman Vorrh est astucieux : les fantômes et autres faits surnaturels ne sont pas ceux inhérents à la fantasy, leur présence est assurée par le regard ethnique que portent sur ces événements les natifs de la Vorrh. Ainsi, dans un ancrage très réaliste, se déploient des actions perturbatrices qui font sens. En même temps qu'elles apportent une signification religieuse et sociale et guident le récit, elles interrogent le rapport de l'homme occidental, du colonisateur, aux croyances et aux objets de culte.
Quand bien même l'histoire se déroule quelques décennies après la grande guerre de 1914 (références à la chirurgie "réparatrice" des gueules cassées), c'est une atmosphère très XIXème qui se déploie. Plusieurs personnages sont mus par une curiosité d'explorateurs romantiques un peu désuète, attirés par les dernières terra incognita. Le lieu est indéfini, empruntant tantôt à l'Inde, tantôt à l'Amazonie, voire aux rares colonies allemandes en terre africaine (Namibie, Cameroun, Togo, Tanzanie...). Sur ces terres, une société en plein décalage se construit, en vase clos, où chacun observe et tient ses partenaires dans des relations de surveillance et de féodalité qui ne s'assument pas totalement.
Ce décor géographique et temporel n'épargne pas les touches actuelles : coup de griffe contre le tourisme sexuel, interrogation sur la muséographie, traitement des malades mentaux et de la différence physique, interrogation sur la parentalité et les référents d'un enfant, positionnement civique et tensions sociales.
En parallèle, Brian Catling fait feu d'allusions, dans un panorama très large : on croise ainsi les croyances, la culture, l'art et les sciences, les unes et les autres encore fortement imbriquées, avec la nostalgie des lettrés. Edgar Allan Poe, Raymond Roussel, Eadweard Muybridge, William Gull, Charcot, l'Ancien Testament et ses différentes versions, les mythes juifs dont un Golem revisité, les Orishas, la tératologie (l'homme sans tête de Lycosthènes et Wolffhart), la cérémonie tibétaine des obsèques célestes. Ces références souvent poussées sont séduisantes et font basculer le roman vers le documentaire narrativisé.
Plusieurs histoires sont conduites en parallèle, les jeux de narrateurs sont fréquents et les prolepses abondent, nimbant le récit d'un léger flou, comme s'il fallait savoir qu'une boucle temporelle n'est jamais évidente. Plus les protagonistes – fictifs ou inspirés d'hommes ayant existé – se rapprochent de la Vorrh, cette forêt primordiale et enchantée, morceau d'Eden oublié de Dieu, plus leurs histoires se rejoignent, et plus la violence se fait jour. De symbolique, elle devient charnelle, écœurante, florale (l'assassinat des fleurs, beau moment !) et on se demande ce que révèle ce basculement vers la sauvagerie : notre évolution sociale serait-elle marquée par une régression simultanée de la part de personnes oubliées des Dieux ? L'amour, la prise en compte des Autres - les multiples Égarés de ce récit - est un autre fil, tant chacun semble conduire sa destinée sans réellement comprendre la nécessité de s'ouvrir loyalement.
Portée par une langue et un style touffus, avec quelques pointes à la Terry Pratchett, Victor Hugo ou Dickens, cette fresque habilement construite révèle ses secrets petit à petit : c'est, par exemple, cette verticalité soudaine de l'ère industrielle sur les paysages qui trouve son écho dans l'élancement vertical des fûts des arbres de la Vorrh, rappelant aux hommes leur petitesse et leurs déplacements horizontaux (marche, train, bateau). C'est en haut des cascades, des tours à l'abandon et dans le ciel percé de flèches magiques que les réponses peuvent jaillir.