Inconfort et envoûtement : les sensations se succèdent, se confondent à l’écoute du premier enregistrement officiellement signé Camecrude, projet rituel / noise incarné – entre autres – par Valentin Laborde (vielle, Lyra-8). Sources traditionnelles réinvesties dans l’expérimentation, l’aventure : de cette surprenante Enclave I, frémissant de dangereuses oscillations, un son jaillit. Produit du ressenti, en lieu et place d’une écriture ou de l’aboutissement d’une forme prédéfinie : cheminements empiriques que, par son processus même, rejette Camecrude.
Hors les champs du contrôle, c’est sans doute en son exutoire que se niche la magie de cette musique cryptique, inspirée par les pessimistes. Enclave I, moment cathartique. Mais le protagoniste sonore n’est pas seul impliqué dans cette aventure et prend soin de le rappeler. Laborde a un entourage actif et capable, dont la participation à Camecrude conditionne sa réalisation. Ce projet n’est pas que de son, vise le global : plénitude d’un art intégrant un travail poussé sur l’imagerie et qui débouche sur des performances scéniques jumelant corps et esprit, emportées par les vagues de l’improvisation. La consolation des larmes est moins certaine que leur sel.
Obsküre : Qu’est-ce qui t’a porté vers la pratique de la vielle à roue ? Un désir personnel, un héritage familial ?
Valentin Laborde : Dès l’enfance j’ai été confronté à la musique traditionnelle de Gascogne. J’ai baigné là-dedans, je la pratique et l’enseigne. Très vite, j’ai été happé par le groupe Artús, de chez Pagans : ils ont créé une approche, un univers intense. Ça a été le premier choc musical dans ma vie, le point de départ. Et la vielle dans ce groupe m’a fasciné très tôt. J’ai eu la chance de pouvoir apprendre l’instrument, entre autres, par Romain Baudoin, membre d’Artús.
Comment, au stade créatif, s’opère l’interaction entre la vielle et la machinerie ? Procèdes-tu en associant ces outils dès le départ où la vielle reste-t-elle, au moins dans un premier temps du processus, l’outil principal de composition ?
Pour Enclave I, c’est parti d’improvisations au Lyra-8 (NDVL : synthé noise et drone) - et j’y entendais des nappes de vielle à rajouter. Pour être sincère, je ne sais pas exactement comment les choses se sont passées. J’étais dans des états lamentables qui me poussaient à juste exorciser l’épreuve que j’avais à vivre, pendant les insomnies. J’ai souvenir de quelque chose de chaotique. Le sens est arrivé après, même s’il était omniprésent dès le début peut-être. Tous les bouts d’interview d’Émil Cioran présents en ouverture de pistes, sont des choses que j’ai vécues et ressenties à ce moment-là.
En tout cas, je ne voulais pas tomber dans l’écriture. J’ai gardé la plupart des premières prises. Ce qui sort au moment de l’incertitude et du vomitif, possède une force qui m’intéresse plus que l’écriture et la maîtrise. Ce qui se retranscrit pendant les concerts. Jusqu’à présent, aucune représentation n’a été exactement identique. J’ai ma trame, je sais ce que je vais jouer, et l’ambiance que je veux invoquer. Mais il n’y a pas de partition, et toujours une zone d’improvisation.
À quel point te nourris-tu des légendes et de l’imaginaire occitans ? Y a-t-il derrière Camecrude volonté ouverte de restituer / transmettre un contenu référencé culturellement ?
Non, pas du tout, c’est un peu plus ambigu que cela. C’est surtout un prétexte en fait, un outil, un décor. Tout vient de la vraie vie, d’une désillusion personnelle qui a engendré un grand chaos, infernal à vivre pendant les longues nuits d’insomnies. Ça fait surgir une sorte d’ombre de soi. Ça peut ouvrir la porte de l’enfer à l’intérieur, les labyrinthes sinueux. Le diable, c’est soi-même envers soi-même. Alors, j’ai voulu pactiser avec tout cela, espérant moins subir (on est déjà dans les mythes là !). En fait, je crois que les légendes d’autrefois, sont comme les contes de fée : ils parlent à tous, ont des choses à nous dire, et viennent tenir compagnie.
Enfin, dans Camecrude il n’y a aucune volonté de transmettre une culture, ou un contenu légendaire, je le fais déjà dans d’autres projets. Au contraire, c’est une volonté d’en finir avec les codes, les rengaines des mélodies, des structures – et d’exorciser son propre mal. La matière dans mon environnement direct est suffisamment dense pour y piocher directement. Pas besoin d’aller chercher chez les Vikings, les Hobbits ou autres, tout est déjà là, à proximité.
Après, je suis issu des musiques traditionnelles, c’est mon bagage. Dans ces musiques il y a de la répétition, des variations, de l’improvisation, des bourdons, et l’occitan aussi etc. Par exemple une vielle à roue, peut aisément produire des sons aussi distordus rappelant la harsh noise, que des nappes étendues plus propices à la musique drone, des rythmiques se rapprochant des choses rituelles. Ce sont ces éléments-là, que j’utilise surtout.
J’étais tombé sur une phrase pour désigner les croyances pyrénéennes, ça disait : "ici, on ne croit pas, on craint." Ça fait sens dans Enclave I, en utilisant cette prière d’exorcisme locale qui se résume à "Te Dobti, Te Redobti" (Je te doute, je te redoute). Il y a aussi l’idée de redouter le doute, de douter des choses redoutées.
La Cama cruda (NDVL : se prononce donc camecrude) de mes légendes, est une jambe nue, avec un œil au genou, qui erre la nuit dans les sentiers. Croiser sa route signifie perdre son âme et mourir. J’y ai vu le symbole parfait, de ce que l’insomnie propose en expérience. L’œil ouvert qui ne se ferme pas la nuit, l’errance nocturne de cette jambe qui ne s’arrête jamais, perdre du terrain dans la raison et être esclave des pensées que le non-sommeil impose. Le jour qui s’en suit est éprouvant, avec la sensation d’avoir été tué la nuit et de ressusciter, diminué, le jour.
Parfois il t’est soumis une matière à traiter, incorporer. Ceci a été le cas pour la fabrication du morceau de Camecrude présent sur la compilation passatges, réalisée elle-même à l’initiative du label Pantais Records. Comment as-tu procédé, pour la fabrication de ce titre ?
C’était une commande du COMDT (NDVL : le Conservatoire Occitan de Toulouse). Il fallait juste partir de vieux collectages de chants occitans, et composer avec cette matière. Carte blanche. Rodin Kaufmann de Pantais Records, m'a proposé de participer. Le chant de Dessul pont de Lion était dans la liste proposée. Cette histoire de pont m’a rappelé cette croyance populaire dans laquelle il se trouve un diable sous les ponts. Je me suis amusé à me dire que ça pouvait être la Cama cruda, observant la scène. J’ai utilisé ce que j’avais a portée de main, des bruits de jack, une branche de palmier que j’ai secouée, des roues de vélo, pour faire les éléments rythmiques. Et le reste j’y ai mis les ingrédients habituels de Camecrude. Il y a eu d’autres compilations aussi. J’ai participé à la Session IV du label Le Tombeau des Muses. Et toutes les compilations chez Cioran Records : La Gamme Du Vide et Le Danger d’Engendrer.
Qu’est-ce qui a causé l’association avec Roland Jaccard en 2019 ?
Tout vient d’un ami : Viqtor Tuurngaq de Stase:Orgone, créateur du label Cioran Records. Il a souhaité faire cet album-compilation, autour du thème de l’antinataliste. Roland Jaccard était d’accord pour participer, et Viq m’a demandé de faire la première piste musicale. Ensuite, j’ai fait la deuxième : "Rituel d’Avortement", qui est d’ailleurs mis en vidéo.
Que retires-tu de cette expérience ?
C’était stimulant, et dans la continuité d’Enclave I, de faire la musique qui s’introduit par des paroles de la pensée d’un philosophe pessimiste, proche de Cioran, de surcroît !
La scénographie dite "abstraite" mise en œuvre au service de tes performances live implique-t-elle ou non une préparation ? L’improvisation semble donc bien avoir sa part dans la scénographie pensée pour Camecrude…
Totalement ! L’improvisation est aussi mise en avant dans les performances. En fait, il s’agit juste de présence à incarner. C’était l’idée de Viqtor au départ. Il faut savoir que dans Camecrude, la musique c’est moi. Tout le reste, la fabrique des albums, la dimension visuelle, les performances c’est Viqtor. Nous en discutons pour nous mettre d’accord. Mais il a cette place aussi importante qu’un musicien dans le projet.
J’ai seulement proposé de ne pas sombrer dans la démonstration théâtrale, et éviter l’idée de troupe. Rester dans une fonction de présences, qu’on oublie, ou qui s’impose. Par des mouvements lents, torturés, ponctués d’immobilité… c’est proche de la danse butō. Pour les deux performers, c’est aussi une épreuve du corps en souffrance. Les cornes et crânes qu’ils portent sur leur dos, soutenus par des chaînes rouillées, pendant un live entier, sont lourds, et aussi douloureux. Les ossements s’enfoncent dans la peau. Ils ne trichent pas en jouant un rôle de personnage de théâtre, mais subissent réellement cette sensation. Sans pour autant que cela ne soit mis en scène, ce sont leurs sensations intérieures muettes, qui exposent un cadre extérieur forcément dirigé dans l’ambiance générée. Ça leur donne une pesanteur, ça permet à l’ensemble une deuxième lecture possible. Le spectateur se l’approprie comme il le veut.
Les tenues créées pour les performers… qui en est principalement responsable ? Qu’aspirent-elles à représenter ?
Ça s’est fait en échanges d’idées avec Viqtor, et la photographe Fannie Nor. Nous avons la même vision des choses, et c’est allé très vite dans la théorie ! On l’a essayé aux Nuits Dark Ritual pour la première pratique. Ça a fonctionné, et les performances font partie intégrante du projet.
Ce que cela représente, n’a pas vraiment d’importance. Bien sûr, on y propose plusieurs symboles assez précis, et références philosophiques issues des pessimistes, mais je préfère qu’ils restent secrets. Ce qui compte, c’est l’impact généré visuellement, l’ambiance. L’espace entre ce qui est présenté, et le spectateur ; ce que ça renvoie dans son propre imaginaire.
Pendant les concerts, je ne fais pas une suite de morceaux, avec silences entre chaque moment, etc. C’est une seule et même pièce, une séance d’exorcisme publique. Où l’exorciste ne se cantonne pas à réciter ses formules, mais descend dans les bas-fonds voir le mal dans les yeux. Il y perd sa raison. On ne sait plus s’il cherche à pousser le mal, ou s’il l’attire. C’est une descente dans les profondeurs, une errance. Tout cela est lié.
La dimension rituelle et certains motifs vocaux présents sur Enclave I remémorent les couleurs développées par un Rosa Crvx. Sur un plan strictement musical, quel est ton bain culturel ?
Rosa Crvx est mon deuxième choc musical. J’ai toujours été impressionné par le cadre qu’ils imposent. J’aime tout de ce qu’ils créent. C’est très puissant et inégalé, encore aujourd’hui. Je n’ai jamais souhaité essayer faire comme eux, mais évidemment, le jeu involontaire de l’influence est inévitable.
En jouant aux Nuits Dark Ritual, en vivant tout ce qu’il s’y passe, j’ai eu la sensation d’être exactement au bon endroit. L’évènement qui a été décisif, c’est aussi ce qu’il se passe dans ce festival hors normes qu’est L’Homme Sauvage. Monté par Yan Arexis et Patrick Lafforgue de Stille Volk, La Breiche etc. En fait, c’est là-bas, en jouant lors de la première édition, que Camecrude est né. J’y ai fait la rencontre de Viqtor Tuurngaq de Cioran Records, et le mal qui l’a fait exister, est arrivé le soir même en rentrant. Sur la troisième édition de cette année, je suis revenu, avec une performance encore augmentée, en invitant l’Orchestre National du Pays du Mat, de l’État Sorcier à se joindre à nous, ainsi que deux amis percussionnistes, Lauren et Clément.
D’une manière générale, j’écoute beaucoup Throbbing Gristle, Einstürzende Neubauten, Lustmord, Artús, Rosa Crvx… de la harsh noise aussi, de la musique traditionnelle. Et puis Stravinsky, Penderecki, Xenakis… Et d’autres projets encore, très inspirants, comme Ruo Tan, NKRT, Pays du Mat. Mais en ce moment, c’est la BO de Chernobyl, composée par Hildur Guðnadóttir, que j’écoute en boucle.
As-tu démarré le travail sur le successeur d’Enclave I ?
Oui, Enclave II est même terminé. Il sortira chez Cioran Records et est composé autour de trois axes : Les Maux, Les Sorts, La Mort. Je suis parti de trois images, et ai commencé à improviser en les regardant. Il est inscrit dans la sorcellerie locale, formules de sortilèges, de conjurations, etc. Pour avoir de la matière, je suis allé collecter quelques guérisseurs et broishas (NDVL : sorcières) autour de chez moi… mais les vieux ! Ceux qui ont tout appris par leurs ancêtres, comme on le faisait autrefois.
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CAMECRUDE – Enclave I | Cioran Records, 2019