Se produisant ce dimanche 24 novembre 2019 dans le cadre du festival des explorations musicales, le BBmix de Boulogne-Billancourt, Carla dal Forno viendra présenter les titres de son fabuleux deuxième album, Look Up Sharp, creusant le sillon des ambiances éthérées et glacées de son précédent You Know What It's Like (2016). Retour en sa compagnie sur la carrière de cette Australienne relocalisée à Londres.
Obsküre : Quelle a été ta première approche de la musique ? Je sais que tu as commencé avec une formation classique au violoncelle et on retrouve le violoncelle sur une des chansons du dernier album ("Heart of Hearts"). Cette période de formation a-t-elle été importante ou la démarche a-t-elle plus été de désapprendre ?
Carla dal Forno : Les deux à la fois. Apprendre à jouer du violoncelle et à lire la musique, et étudier la théorie musicale à l'école, cela a développé une approche instinctive de la mélodie et de la composition. Il y a eu une longue période entre le moment où j'ai arrêté d'apprendre et celui où j'ai commencé à écrire mes propres chansons. À l'époque où je faisais du violoncelle, je ne jouais que les travaux des autres. Quand j'ai commencé à composer et écrire, la démarche était totalement différente, vu que je voulais mettre en forme des idées de façon indépendante.
Est-ce que cette relation aux sons graves du violoncelle explique ton attirance pour le son de la basse ?
J'ai toujours aimé le son du violoncelle, c'est de loin mon instrument à cordes préféré. C'est très proche de la voix humaine, c'est émotionnel et résonnant. C'est peut-être pourquoi je me sens plus à l'aise à jouer de la basse. J'aime ces sons graves, et si la ligne de basse d'une chanson est bonne, ça me suffit pour être à fond.
Comment en es-tu arrivée à la musique électronique et expérimentale ? Des amis t'ont-t-ils initiée ou tu as tout découvert par toi-même ?
Quand j'ai commencé à jouer dans des groupes, j'essayais d'apprendre par moi même à jouer la guitare. Pendant environ deux ans, j'ai appris des accords à la guitare et à écrire des mélodies vocales. Puis à un moment quelqu'un m'a prêté un synthétiseur DX7 au moment où j'étais intéressée à faire des choses toute seule. Et ce clavier a été très important dans ma façon d'écrire des chansons, de les penser et d'assembler des éléments que j'aime en musique.
Comment en es-tu arrivée à la facette la plus expérimentale et éthérée du post-punk, vu que tu n'étais même pas née au début des années 1980 ?
La scène expérimentale à Melbourne, là d'où je viens, était très développée. Même si dans mes premiers groupes je jouais de la guitare dans des formats très pop, j'allais beaucoup voir des gens improviser en concert. J'admirais ces musiciens qui arrivaient sur scène sans plan préétabli de ce qu'ils allaient faire. Puis j'ai commencé à faire de la musique avec un autre groupe du nom de F ingers qui était plus expérimental. On enregistrait tout en une prise, et c'est à ce moment-là que j'ai commencé à intégrer cette approche dans ma propre musique.
Oui, il y a eu les albums Hide Before Dinner (2015) et Awkwardly Blissing Out (2017) avec F ingers sortis chez Blackest Ever Black, où c'est vrai qu'on s'éloigne des structures de chansons…
Il restait bien des éléments de pop et de chansons mais vu que c'était improvisé, il y avait cette atmosphère un peu déformée. C'était comme des chansons pop étranges.
Je me souviens d'avoir chroniqué le disque et de l'avoir comparé au projet Dome avec d'anciens membres de Wire.
J'adore ce genre de comparaisons. J'ai beaucoup écouté Bruce Gilbert, et les disques d'A.C. Marias, avec qui il collaborait, ont été très importants pour moi aussi.
Et ta voix n'est pas si éloignée de celle d'A.C. Marias…
Ça me fait plaisir d'entendre ça.
Tu t'es donc impliquée dans la musique quand tu étais encore en Australie mais pourquoi as-tu décidé de déménager et te retrouver aujourd'hui à Londres ? Est-ce que c'est parce que ton label était basé dans cette ville ? Pour des raisons pratiques ou autres ?
C'est sûr qu'avoir un label dans la ville où tu es, ça aide à être plus confiant en soi. Avant cela, j'ai été à Berlin et j'ai vécu dans le sud de la France pendant six mois. Quand je reviens en Australie, j'ai toujours ce sentiment qu'il faut que j'aille ailleurs vivre des choses différentes. Je sais que ça peut sonner cliché, mais faire de nouvelles expériences ailleurs change la manière dont tu vois le monde. Ça renouvelle ton regard.
Tu as écrit deux de tes premières chansons avec le groupe Mole House quand tu étais encore à Melbourne. Comment décrirais-tu l’expérience avec ce groupe ?
C'était super. J'ai adoré travailler avec Pat et Michael, les deux autres musiciens. Ils avaient beaucoup plus d'expérience que moi. Ils jouaient depuis plus longtemps et étaient des professionnels. Mais ils ont beaucoup soutenu mon développement. Je crois que pour eux c'était intéressant de voir quelqu'un sans dextérité ni aucun savoir-faire, apprendre sur le tas.
Dès ton premier album sorti, You Know What It's Like, ton son a été de suite très reconnaissable, avec ces ambiances froides et ces mélodies douces. Est-ce que c'est vraiment le son que tu cherchais à créer, que tu as pu avoir sur cet album ?
Je dirais qu'à présent je sais exactement le son que je veux et qui me ressemble. Mais à l'époque du premier album, je ne savais pas vraiment. Je m'asseyais devant les instruments et je voyais ce qui se passait. J’avais deux pensées en tête : d’abord, je ne jouerais pas d'accords de guitare car ça cantonnerait mon son dans un monde particulier, et les accords de guitare prennent aussi trop de place dans le mix et je trouve que c'est très dur de laisser la place à des instruments ou des sons plus subtils. Je voulais en outre que ce soit calme et minimal car je n'avais pas de grand savoir-faire quant au fait de s’enregistrer soi-même et de jouer des instruments. Je voulais limiter au possible.
Le terme "pop" a été utilisé pour ta musique. Es-tu plus dans l'écriture de chansons ou dans l'idée de créer une atmosphère, un espace, un sentiment, comme dans la musique ambient ? Où te situerais-tu entre l'ambient et la pop ?
Les deux sont importants pour moi. Je m'intéresse à la pop et aux mélodies mais je veux créer un environnement. L'utilisation de field recordings et de sons synthétiques augmente l'espace des morceaux. Je pense que le terme "pop songs environnementales" serait approprié.
On parle aussi souvent du caractère lo fi de ton travail. Est-ce que c'est pour souligner une certaine pureté et quelle serait ta définition de la beauté ?
Pour ce qui est de la musique et de l'art, la beauté doit résonner en toi. C'est quand tu ressens une connexion à un niveau qui dépasse justement l'art ou la musique. Pour un morceau de musique, ce peut être les sons et les mélodies qui te touchent d'une façon intense. Le côté lo fi vient aussi et surtout du fait que je fais tout chez moi et que je ne vais pas dans un studio demander à quelqu'un de produire mes titres.
As-tu eu des inspirations pour ta façon d'utiliser ta voix, qui est parfois proche du soupir ?
Je n'ai jamais suivi d'entraînements avec ma voix mais en écoutant d'autres musiciens comme Young Marble Giants ou A.C. Marias, je me suis rendu compte qu'on pouvait utiliser des voix très normales et qu'elles s'incorporaient parfaitement à la musique, et pas seulement des voix très entraînées et puissantes. Du coup, j'essaie d'utiliser ma voix sans mettre trop d'emphase sur les émotions et de pousser le volume.
Quand tu travailles sur une chanson, comment décides-tu de l'instrumentation que tu vas utiliser ? Est-ce que tu peux partir d'un instrument, la flûte, les rythmes ou autres ?
J'aime que les choses changent. Si je faisais la même chose à chaque fois, je me sentirais emprisonnée et piégée. Donc ça dépend. Je peux me dire : "Tiens, ça fait longtemps que je n'ai pas commencé par la basse ou la flûte depuis un moment, je vais essayer ça aujourd'hui." Le plus naturel est de commencer par un rythme car c'est plus facile de construire ensuite les mélodies et les sons.
Les synthés que tu utilises dégagent une certaine froideur. Quels sont les claviers avec lesquels tu préfères créer ?
Il y a le synthé que j'ai mentionné, le DX7, qui est celui que j'utilise le plus souvent. Je lui trouve une qualité naturelle même si ce n'est pas de l'analogique. J'utilise aussi un Roland D50 assez souvent et aussi pas mal de sons de mon iPad.
La musique dégage aussi quelque chose de très intime. Est-ce que c'est important d'être dans une ambiance solitaire pour composer ? As-tu des rituels pour ça ?
Il faut que je sois seule chez moi pour pouvoir commencer à travailler. C'est important pour moi de ne pas être dérangée et d'avoir du temps. J'attends que mon partenaire aille au travail puis je m'assieds et j'essaie des choses avec les instruments.
Est-ce que ça arrive que les paroles s'improvisent avec la musique ou pars-tu de textes écrits ?
La musique vient quasiment tout le temps en premier. En général, j'improvise une mélodie vocale puis j'essaie de trouver des mots qui colleraient à cette mélodie.
Sur tes albums, comme dans Look Up Sharp, tu sembles suivre une sorte de structure. C'est pourquoi les passages instrumentaux semblent toujours très importants, comme s'ils faisaient partie d'une narration. Comment travailles-tu sur ces histoires que tu veux nous raconter ?
Je n'ai pas d'idée claire avant de commencer l'album, c'est juste quelque chose qui arrive pas à pas. J'ai toujours aimé les albums qui ont des morceaux vocaux et d'autres instrumentaux. C'est un bon défi de faire des instrumentaux car je n'ai pas à penser en termes de structures de chansons, et ces morceaux participent à faire de l'album un tout plutôt qu'une collection de chansons à la suite.
Dirais-tu que les rêves ou les états oniriques font aussi partie du processus de création ?
Oui, cela est lié à d'où proviennent les choses. Quand tu fredonnes une mélodie ou que tu improvises des paroles, c'est comme si l'esprit conscient contrôlait des choses qui proviennent d'états plus libres ou spirituels. Et ce peut être difficile car ce n'est pas l'état dans lequel on est normalement. J'aime ce défi mais c'est difficile d'accéder à ces espaces parfois.
Quel a été le temps le plus long pour créer une chanson et peut-être le plus rapide aussi ?
La majorité des morceaux ont été faits en une journée et après j'ai dû les finaliser mais c'est un processus très rapide et les choses se mettent en place facilement. Mais ce n'est pas toujours comme ça. "No Trace" a pris beaucoup de temps. J'avais la ligne de basse et le rythme mais j'ai travaillé sur la mélodie vocale pendant presque une année pour trouver les paroles et finaliser le morceau.
Y a-t-il une de tes chansons que tu aimes en particulier ?
J'aime beaucoup "Took a long Time" car cette chanson a été écrite en un seul jour, et quand tu as cette expérience d'être immédiatement satisfaite de ce qui se passe, ça rend les choses très spéciales.
Tu as créé ton label récemment, Kallista Records, sur lequel tu as sorti ton nouvel album. Est-ce important d'avoir un contrôle total, une indépendance sur tout ce que tu fais ?
Mon label précédent, Blackest Ever Black, a décidé d'arrêter ses activités et grâce à eux, je m'étais fait de bons contacts avec des distributeurs notamment. Avoir ma propre compagnie m'a aidé à garder ces relations tout en ayant un contrôle absolu sur tout le processus de création. Donc je me suis lancée.
Comment avais-tu fait le choix des reprises pour Top Of The Pops et l'idée derrière ce projet, de B 52's à Lilliput ou Lana Del Rey ?
Je voulais faire une cassette pour la tournée de l'année dernière. Vu que l'écriture des paroles peut prendre du temps, je me suis dit que j'allais faire des reprises. C'était un bon défi à relever. Mais c'est vraiment des chansons que j'aime, que je jouais dans mon émission radio.
Tu as dit que Flaming Tunes de Garreth Williams & Mary Currie était un de tes albums préférés. Du coup, je me permets de te demander quels sont les albums vers lesquels tu reviens en permanence ?
Oui, cet album c'est certain. En enregistrant le dernier album, j'ai beaucoup écouté One of Our Girls Has Gone Missing d'A.C. Marias. J'aime vraiment ce disque. J'écoute beaucoup l'album d'Anna Domino, East And West. Il y a aussi une compilation qui est sortie sur un label belge et je l'ai énormément écoutée l'année dernière : The Workshop for the Restoration of Unfelt Feelings.
Quelle est ton attitude quant à la performance live ? Est-ce quelque chose que tu apprécies, que tu fais pour promouvoir l'album ? Une distraction, un but ?
J'en arrive à un point où je commence à vraiment apprécier ça. Partager l'expérience de ma musique face à face avec les gens c'est vraiment très plaisant, cette sensation d'humains dans la pièce.
Tu as aussi fait de la radio, tu fais parfois des DJ sets, tu travailles dans un magasin de disques, donc la musique fait partie de ta vie à plein de niveaux. Mais quels sont tes autres intérêts, tes autres passions ?
J'ai recommencé à beaucoup lire depuis l'année dernière. J’étais une grande lectrice au lycée, e c'est quelque chose qui apporte beaucoup. La littérature est une autre forme d'art que je respecte au plus haut point, même si je ne serai jamais capable d'écrire un livre. Je ne comprends même pas comment on peut faire ça et ça me fascine. J'ai aussi un jardin et depuis l'année dernière je passe pas mal de temps à faire du jardinage, faire pousser des légumes, des salades et des choses comme ça.
Tu as aussi étudié la thérapie par l'art. Est-ce que ta musique est aussi une forme de thérapie pour toi ?
Totalement. On met tellement de choses personnelles dans les chansons. "So much better" est basé sur une expérience vécue à une période où je pensais ne pas pouvoir avoir le moindre contrôle sur la situation. Être capable d'écrire là dessus et d'en faire quelque chose, ça transforme l'expérience.