Collection d’Arnell-Andrea est une figure musicale à part en hexagone. Imagée, lettrée, émotionnelle et pétrie de référents à la nature, la musique du collectif orléanais est fer de lance heavenly / darkwave. La force d’inspiration du combo s’étale alors le long d’une discographie pleinement cohérente et qui a pris de belles épaisseurs avec le temps, que ces dernières épousent ou non l’électricité. Or courant 2019, après une décennie ou presque de silence créatif, CdAA a publié pas moins de deux formats longs : Another Winter, un album marqué par le deuil, suivi de A Recrafted Winter, collection de relectures de l’album studio sorti en premier dans le courant de l’année, et reçu concurremment à la réapparition du groupe sur scène à l’occasion des XXV ans du fanzine Twice. Au regard des faits cumulés, 2020 ne pouvait que s’ouvrir sur de nouveaux échanges avec le groupe de Jean-Christophe d’Arnell.
Obsküre : Deux albums en un an, voici un rythme peu banal pour CdAA. D’habitude, vous nous faites un peu attendre, voire beaucoup !... Y’a-t-il eu strates de travail en simultané dès les premières ébauches d’Another Winter ou l’idée d’un album compagnon n’est-elle née que dans la foulée du premier ?
Jean-Christophe d’Arnell : Puisque sortir un nouvel album studio nous avait pris neuf années, il fallait bien qu’on se rattrape un peu, non ?! En vérité j’ai commencé à travailler sur des nouveaux morceaux assez tôt, peu de temps après la sortie de notre dernier album Vernes-Monde (2011). Mais pendant cette période, j’ai également réalisé quelques arrangements sur un titre de Louisa John Krol et écrit un morceau en collaboration avec Franz (NDLR : Torres-Quevdo, basse) pour la compilation This Makes Me… Fifty, parue chez Wave Records. Nous avons également travaillé à la réédition vinyle de notre album Villers-aux-Vents sur Meidosem Records, et effectué quelques concerts : Bruxelles, Paris, Madrid, Leipzig… Puis nous avons pris le temps de trouver un nouveau label, de travailler sur l’artwork – en collaboration avec notre graphiste Christophe Poly / Factum – et de configurer ces nouveaux titres pour les concerts. Enfin, Chloé et moi avons réalisé une reprise du titre "Fallen Angel" de L’Âme Immortelle, enregistrée en juillet 2018. Bref, nous n’étions pas vraiment inactifs, mais notre tempo créatif demeure assez lent !
Si A Recrafted Winter doit bien être considéré comme un deuxième album de CDAA sorti en 2019, l’idée de ce disque revient entièrement à notre ingénieur du son Piers Volta. Il s’agit d’une initiative spontanée de sa part ; son parti pris a été de mettre vraiment l’accent sur les parties les plus électroniques de tout ce que nous avions enregistré pour Another Winter – lignes de synthés, rythmes – tout en conservant intactes les voix et structures d’origine des morceaux. Bien entendu il a ajouté pas mal de choses – programmations de rythmes, lignes de synthés, effets, etc. – et s’est senti libre de réinterpréter les morceaux comme il le désirait. Il a commencé par retravailler cinq titres puis nous les a fait écouter. Chloé et moi avons d’abord été surpris, mais rapidement et totalement séduits par les nouvelles textures sonores et l’atmosphère générale qui en découlait. J’avais l’impression d’écouter des morceaux à la fois totalement inédits et tellement familiers… une étrange impression, en vérité. En fait, chacun des morceaux "revisités" semble nous inviter à un nouveau voyage ; j’aime l’idée que mes textes dont le deuil constitue l’inspiration principale, puissent à nouveau et d’une aussi jolie manière – je peux me permettre de le dire puisque je ne suis pas du tout intervenu dans le processus de réalisation ! – se déployer et d’envoler vers des contrées nouvelles : une nouvelle histoire moins douloureuse et certainement plus apaisée. Une sorte de renaissance ou d’éveil de la Nature après un long et douloureux hiver…
Je pense avec le recul que l’idée avait probablement commencé à germer dans son esprit lors de la première session d’enregistrement d’Another Winter (août 2016). En effet, après avoir enregistré uniquement les rythmes, tous mes synthés et le chant témoin de Chloé, il m’avait confié que de son point de vue, les morceaux pouvaient très bien aussi fonctionner comme ça, sans ajouter d’autres instruments. Inconcevable pour moi, d’envisager un album sans le reste du groupe, évidemment !
Certains morceaux ont-ils été plus compliqués à "recrafter" que d’autres ? Et si oui, pour quelles raisons ?
Piers Volta : Non il n’y a pas eu de morceaux plus "compliqués" à faire. Certains ont bien sûr pris plus de temps, de réflexions, d’essais, d’erreurs mais il n’y a pas eu de blocage ou d’écueils insurmontables. La difficulté principale se serait plutôt située sur la cohérence d’ensemble du projet.
Jean-Christophe, tu as pu évoquer à propos d’Another Winter une progression technologique par rapport à ce que te permettait ton ancien matériel. Pourrais-tu préciser en quoi se traduit ce progrès ? Qu’est-ce que tu es en mesure de faire aujourd’hui qui était plus difficilement atteignable hier ?
Jean-Christophe : Il s’agissait surtout pour moi de ne pas reproduire une façon de composer qui risquait de m’entraîner vers un même type d’ambiances, vers des structures de morceaux très/trop "collectionnistes". Autrement dit, j’imaginais qu’en remplaçant mes fidèles compagnons de route – synthé DX21 et boîtes à rythmes plus que vintage… –, j’irais forcément dans d’autres directions, vers d’autres textures sonores. J’ai donc acheté un nouveau synthé avec lequel je me suis imposé de travailler ; et ce fut comme un nouveau départ, avec un enthousiasme et une liberté créatrice totalement renouvelés. Le processus semble ne pas avoir trop mal fonctionné, puisque la plupart des chroniques évoquent une nette évolution de notre son, des orchestrations et des structures des morceaux, tout en conservant cependant l’identité propre de notre musique. Ce nouveau matériel m’a permis d’élargir ma banque de sons (caisses claires, timbales d’orchestre, synthés/cordes), mais aussi et surtout de programmer des structures plus complexes au niveau des rythmes. De même, la possibilité de travailler sur un nombre plus important de pistes, m’a permis d’écrire certains arrangements – section de cordes / arpèges / basses électroniques – dès le début de la composition et de pouvoir les tester et les modifier le cas échéant avant d’aller en studio d’enregistrement. Tant de possibilités d’un coup m’ont amené face à de nouvelles difficultés : faire des choix, brider – en partie – mon imagination !
Quant au processus de travail sur Another Winter : quel intérêt voyais-tu dans le fait de demander aux chargés des cordes au sein de CdAA de choisir un nombre limité de titres aux fins d'intervenir dessus ? N’avais-tu crainte, procédant de la sorte, de squizzer des possibles ?
J’ai pensé que cette contrainte nouvelle de fonctionnement pouvait contribuer à faire évoluer le son de l’album en apportant davantage d’hétérogénéité parmi les douze titres. Les cordes n’étaient invitées que sur un nombre limité de morceaux, mais le choix des morceaux était laissé à l’altiste et au violoncelliste. La difficulté pour eux était de trouver une place originale dans des morceaux qui étaient déjà assez riches en instruments ; je n’avais aucun doute sur leurs capacités d’inspiration, notamment lorsqu’ils jouent ensemble sur le même titre : je pense en particulier à "The Shade of a Flower"…
De même, témoignant d’un réel désir d’évolution, Carine, a proposé de n’utiliser que du piano sur cet album, délaissant momentanément son célèbre DX7 ! Ce piano, discret mais essentiel, participe également à la cohérence du son général du disque.
L’histoire d’Another Winter est liée à la disparition d’un de vos proches. Dans cet hiver-là, il y a à la fois cette disparition donc, et la symbolique saisonnière : cet hiver où tout donne l’impression de s’assoupir avant que tout renaisse plus tard, espérons-le. Quelle relation personnelle entretiens-tu avec l’hiver ? Est-ce une saison qu’aujourd’hui, et au regard des récents évènements, tu affectionnes ou redoutes davantage ?
Another Winter fut d’abord le titre d’un morceau, et pour être tout à fait précis, l’un des tous premiers, écrit dans la période qui suivit le décès de mon père, au cours de l’hiver 2016. A ce moment je n’imaginais pas vraiment que mon chagrin constituerait mon unique source d’inspiration. Ainsi de façon plus ou moins consciente et explicite, cette thématique du deuil s’est imposée jusqu’à constituer une sorte de concept-album, un disque cathartique en quelque sorte. D’autre part, j’aimais beaucoup l’idée de la double lecture possible qu’offre ce titre : on peut considérer Another Winter dans le sens d’un hiver "autre" – différent, singulier, puisque marqué par la mort d’un proche – mais aussi comme une invitation à aborder l’avenir, à aller vers un "autre" hiver, un "nouvel" hiver. L’éternel paradoxe entre le sombre et la lumière… Ainsi, ni passion, ni crainte particulière vis-à-vis de cette saison ; je demeure à jamais un inconditionnel de l’Automne !
L’un des morceaux préférés d’Obsküre, sur Another Winter, est "Les Périssoires". Quelle est son histoire ?
Il s’agit au départ d’un souvenir d’enfance : un terme utilisé parfois par mon père, lorsqu’il évoquait sa propre enfance et ses expériences de navigation sur cette petite rivière qui se nomme Les Mauves. Je trouve ce mot magnifique et profondément "dark", puisqu’il est à la fois composé à de soir et de périr… tout un programme ! J’aime l’idée que certains mots puissent se transmettre ainsi d’une génération à l’autre, en s’enrichissant à chaque fois d’une histoire nouvelle. Un mot empreint de mystère qui se transforme en chanson : l’histoire continue…
Feu en Australie, réchauffement, climato-scepticisme de dirigeants politiques clefs… Que ta sensibilité à Dame Nature t’incline-t-elle à penser de l’actuelle question climatique ?
La relation de l’Homme à la Nature – la Nature comme refuge ou comme tombeau de l’humanité – a souvent été source d’inspiration pour l’écriture de mes textes. L’actualité souligne la fragilité de cette relation, invite à la réflexion et surtout, incite à agir. Je vis à la campagne et constate beaucoup d’initiatives qui attestent de cette prise de conscience, c’est positif ; mais de nombreuses autres catastrophes écologiques ne nous seront pas épargnées. L’Homme souffrira, certes, mais s’adaptera aussi… c’est inéluctable. Concernant l’Australie, je pense évidemment à Louisa John Krol, pour qui la Nature représente également le thème central de ses compositions.
Quel souvenir gardez-vous en tant que groupe de la soirée XXVe anniversaire de Twice, lors de laquelle CdAA s’est de nouveau produit en concert ?
Notre dernier concert "électrique" à Paris avait été, pour des raisons exclusivement techniques, particulièrement éprouvant ; pourtant la ferveur du public nous avait permis de surmonter l’épreuve, mais un sentiment de déception nous avait tout de même accompagnés quelque temps, d’autant plus que nous présentions à cette occasion des titres d’Another Winter pour la première fois. Donc lorsque Clément (NDLR : Marchal, rédaction en chef de Twice) nous a proposés d’être au programme de cette Twice Wistful Party, nous avons d’abord été très touchés évidemment ; et nous avons tout fait pour que ce concert soit réussi et que le public, cette fois-ci, puisse découvrir les nouveaux titres dans de bonnes conditions. Les équipes de Twice et des Abattoirs ont été parfaites et nous avons pu jouer dans de très bonnes conditions : c’est le concert dont nous avions, d’une certaine manière besoin pour retrouver de l’énergie et de la confiance en nous dans notre rapport à la scène. Indépendamment du concert en lui-même, mon souvenir de cette soirée est chargé d’émotions : nous retrouvions une nouvelle fois toute la famille "underground" et "dark" qui nous a vus évoluer et grâce à laquelle nous avons pu grandir : je pense au public toujours chaleureux et nombreux, qui parfois nous suit depuis notre premier album en 1989, aux amis musiciens (The Breath of Life, Thomas, Eydolon, Alain/ Martin Dupont, Hide & Seek, Olen’k), aux "gardiens du Temple" (Trinity, Obsküre, Prémonition, Twice) et à tous les autres plus ou moins anonymes, croisés ici ou là mais qui comptent tout autant… Ma seule frustration au cours de cette soirée idéale, fut sans doute de ne pas avoir pris le temps d’échanger un peu plus avec chacun.