Tous les amateurs de cinéma Bis se souviennent d'un étrange cinéma de genre dans les années 1970 qu'on a appelé nazisploitation. Ces films ont fait la joie des années VHS (on se rappelle la collection CHOC) avec leurs histoires déviantes, outrancières, mélange de gore et d'érotisme sadomasochiste. De grands réalisateurs se sont aussi mis à explorer les perversions sexuelles et la décadence avec pour décor les appareillages de torture des sections SS, que ce soit Lililiana Cavani avec Portier De Nuit (1974), Pier Paolo Pasolini avec Salo ou Les 120 Journées De Sodome (1975) ou encore, quelques années avant, Luchino Visconti avec Les Damnés (1969). Ce dernier fait partie des personnages au sein de ce roman singulier de Clovis Goux.
Déjà, oser mettre en couverture une image du film Ilsa La Louve Des SS en 2022 est un pari audacieux. Et le livre joue en permanence sur la zone floue qui sépare la réalité de la fiction. À la fois très documenté et proche de l'humour satirique, Les Poupées n'est pas à prendre pour une étude sur un genre ou cette drôle de mode seventies qu'on a appelé "nazi chic" ou "nazi porn", totale réécriture fantasmée et grotesque de la période la plus noire et tourmentée du XXe siècle.
S'entrecroisent ici quatre récits, quatre moments historiques : Yehiel Dinur, rescapé d'Auschwitz où il a passé deux ans, publie House Of Dolls (1953) et devient célèbre sous le nom de matricule Ka-Tzetnik 135633. Il y relate la prostitution dans les divisions de la joie avec des scènes sexuelles et horrifiques très crues. Des millions d'exemplaires sont vendus dans le monde entier. L'auteur, hanté par des images cauchemardesques, finira par essayer le LSD comme thérapie. En parallèle, en 1968, Luchino Visconti vit une relation tumultueuse avec Helmut Berger lors du tournage des Damnés, et doit faire face à ses propres démons masochistes (hilarant passage chez le dentiste). La même année, Bob Cresse, fan d'attirail SS, se lance dans la production d'un film qui va "révolutionner le cinéma" selon lui : Le Camp spécial n°7 (1969) sauf que c'est la copie Ilsa La Louve Des SS (1974) qui connaîtra le succès international qu'il cherchait. En 1974, une autre figure haute en couleurs, Leni Riefenstahl, ancienne agente de la propagande d'Hitler et cinéaste novatrice, part en reportage photo en Afrique pour immortaliser le peuple Nouba, accompagnée par son amant et assistant Horst Kettner.
À travers ces quatre aventures, Clovis Goux dresse un portrait plus grand de ce moment où des artistes ont, chacun à leur manière, offert au monde une vision acceptable de ce qui justement ne l'est pas. Et son roman utilise une des meilleures armes : l'humour. On flirte parfois avec le camp, le kitsch, voire la bande-dessinée. Que ce soit Bob Cresse, obsédé par la poitrine de Dyanne Thorne, ou Leni Riefenstahl, en aventurière refaite et emperruquée, ils sont de purs personnages comiques. Les rencontres entre Leni et Disney (le seul à ne pas l'avoir rejetée à Hollywood) ou avec Jodie Foster (trop moche pour l'incarner dans un biopic) sont désopilantes. Et arriver à rire de ces moments d'histoire, à trouver l'instant cocasse, relève du même second degré que celui d'apprécier des films de nazisploitation.
Plus d'une vingtaine de films de ce genre seront produits à la suite d'Ilsa, dont le très beau Salon Kitty (1976) de Tinto Brass, avec toujours des titres hauts en couleurs : La Dernière Orgie Du IIIe Reich, Holocauste Nazi ou encore Train spécial Pour Hitler. Les perversions y sont tellement exagérées et faites avec des effets spéciaux Grand-Guignol qu'il est très difficile de prendre tout cela au sérieux. Et c'est ce que fait très bien ce livre : divertir, tout en instruisant, sans avoir peur de la bouffonnerie et de l'excès.