Complot Bronswick, devenu Complot tout court depuis 1995, livre en ce mois de septembre un nouvel album nommé Dickinson. C'est un concept-album en hommage à la poète Emily Dickinson.
Les sons très bien spatialisés mettent en valeur chaque piste, la guitare, les nappes de claviers, les petites touches lead et, bien sûr, la voix de François Possémé aka Nikolaï Ada. La captation du chant ne néglige rien des graves profonds (à la Daniel Darc) et des poussées en voix de tête ou presque. Maurice Chesneau aka Boris Guffer s'approprie les paroles et les intègre à ses compositions, jouant avec la personnalité de son comparse, jouant de ses possibles vocaux, quand il fait parfois son Bashung, capable de basculer de la narration au chant, du récitatif à l'envoûtement ("Cela se fit en Silence"). La distance bouche micro est parfaite : chaque mot (en anglais ou bien en français), chaque note est audible et l'énergie se glisse sans avoir à forcer le souffle, les paroles centralisées au milieu de l'orage ("la nature a perdu la tête" et sa suite élégiaque et triste durant "Nulle Issue"). Le duo remercie pour son mastering Dominique Blanc-Francard (le papa de Sinclair, qui a produit Biolay, Birkin, Eicher, Hardy, Raphaël, Dutronc, Les Innocents...), mais le travail initial est déjà impressionnant tant chaque piste est placée avec le son qui convient.
La musique est majoritairement contemplative et sereine, avec ces touches magiques ; aérée comme la brise qui frôle les vagues et emporte avec elle quelques éléments pour les déposer plus loin. "The Breaking of the Day" se mue progressivement en un envol inattendu dans les premières mesures, sans entrave de forme, se laissant guider par le frappé de la guitare.
Oui, par moments, la partition s'échauffe, va créer un mur rock ("Cela se fit en Silence") ou se replie dans une bulle d'ambiance noire, aidée par l'intégration de sonorités électroniques et synthétiques volontairement typées ("Solitude"). L'utilisation des instruments permet une ouverture totale (les cordes et les bois de "To die" créent un passage cinématographique captivant. La force de ce Complot réside dans ce panorama changeant et pourtant unique. La manière de moduler les sons, de varier les durées, de servir un titre en lui donnant sa personnalité, mais en gardant un ADN commun font qu'on identifie et qu'on retrouve. "Lèvres et Visions" se pose sur une base early EBM qui fait doucement écho à l'emballage de "Le Temps s'enfuit", pareil à un Léo Ferré passé par la coldwave. Magistral !
Pour ceux ne la connaissant pas, Emily Dickinson fait partie des grands poètes de langue anglaise ; elle passe sa vie isolée dans la maison familiale, rédigeant ses poèmes, entretenant des correspondances. Son œuvre passe inaperçue de la famille, qui ne découvre l'étendue de ses travaux qu'après sa mort. Son style est neuf, décalé, organisé autour de vers hétérométriques, chargeant l'émotion à la manière de courts slogans : on parlerait aujourd'hui de punchlines imagées ou de haïkus longs pour simplifier. Elle porte un regard sensible et souvent intrigué par le monde et les autres. Il y a du Brontë chez elle, mais aussi du Whitman, un décalage et une sagesse naïve, pure. Nikolaï et Boris s'emparent de son univers à la faveur du confinement (et ça sonne juste avec le moment présent : "et puis les rues se sont figées").
Il y a certes moins de folie, de décalage qu'avant, quand la nécessité de se démarquer faisait loi et que la mode esthétique était à la déconstruction ; Dickinson est un album plus préhensible, plus accessible, pour ceux qui aimeront se plonger dans des textes riches. La qualité musicale dépasse la notion d'accompagnement : ce sont bien des titres de musique mis au service des poèmes et non pas des poèmes mis en musique. On peut se les fredonner comme du Lavilliers (je pense à son interprétation de "Mon Frère", du poète Nazim Hikmet).
Le final "Gris" est un clin d'œil pour ceux qui, comme moi, l'attendaient : un ton plus minimal, une musique qui s'étire sur un titre symptomatique des années froides. Sans parole, il est là, comme une offrande, une esquisse qui se balance, drape ce qui a été fait avant, referme le rideau.
On attend le rappel et on relance le disque.