Le public se masse devant la scène des Abattoirs. La fameuse salle de Cognac et l’équipe de Twice, une fois de plus, ont bien fait les choses. Pour cette nouvelle Twice Party (évènementiel lié aux activités du périodique papier du même nom, actif dans le domaine des cultures sombres depuis vingt-huit ans), c’est Corpus Delicti qui ce soir foule les planches. Une résurrection, après la fin de l’intéressante aventure Press Gang Metropol : un retour que les membres historiques de Corpus Delicti ont préparé depuis plusieurs années, devant au passage surmonter diverses – et lourdes – difficultés : la pandémie, mais aussi l’arrêt forcé de la batteuse historique Roma, pour raisons de santé. Mais ils y croyaient, ont maintenu plus qu’actifs leurs réseaux sociaux et ont favorisé les entreprises archivistes autour de l’œuvre (récent boxset rétrospectif The Complete Recordings 1992-1996, chez Cleopatra). Fruit du courage et d’une conviction : la réactivation est aujourd’hui effective, en compagnie du batteur Laurent Tamagno (Hannah, M83). Laurent a été briefé par Roma sur les tournures rythmiques spécifiques ayant fait la marque de Corpus Delicti… et Dieu (qui ?) sait si ce travail apportera ses fruits ce soir, avant le DJ set typé de clôture, assuré par des gens du sérail du groupe.
LA CHAUFFE
Après un premier show officiel le 7 mai à Cannes (un concert privé devant les amis proches a eu lieu en amont à Nice), c’est donc le redémarrage des hostilités à Cognac pour cette formation culte, en prélude à une série de dates en France et à l’étranger : l’Italie le 12 novembre, Londres le 19, bien avant ce Mexique qui aura la chance de les voir jouer live plusieurs fois en avril 2023. Juste avant que les Niçois pénètrent la scène, The Doctors (Bordeaux) ont déployé, à deux, un son énergique et franc.
Basse/chant + guitares, le reste est lancé au pied. Merci les machines. Même si les rythmiques programmées manquent un peu d’épaisseur à notre goût, la performance a fonctionné, dans son mélange de détachement et de second voire troisième degré infusé à d’épaisses vibrations post-punk. Le son est assez plein et scéniquement, The Doctors ont leur truc à eux. Une entrée en matière qui s’attire les sympathies et chauffe la salle. Faire le job, ça s'appelle.
Disséminés dans le public présent pour The Doctors sont revenus les chanceux et volontaires présents à la conférence de l’après-midi autour de l’afterpunk, animée dans le Petit Club des Abattoirs par Christophe Brault. Le bonhomme y a déroulé toute une histoire non sans malice : The Monochrome Set, Wire, Bauhaus, The Sisters Of Mercy, Killing Joke en clôture : une foule de noms et de références ont ressurgi sur l’écran installé en hauteur, mais aussi dans le son diffusé au fil du storytelling. Brault, dans une énergie positive, nous a ramené au Mods avant de remonter le fil, laissant au passage fuser une ou deux réflexions piquantes à l’égard d’une certaine presse rock de la fin des années 1970 : celle qui n’entendait rien à la synth-pop.
FIRELIGHT
Retour sur la scène principale. Les 22 heures sonnent. Clément Marchal, cofondateur de Twice, apparaît brièvement et rappelle sous les lumières le contexte de la venue des Niçois. Il quitte la scène, laissant le groupe, bien sûr de noir vêtu (le chanteur Sébastien Pietrapiana est en costume), se faire chaudement accueillir. Les mercis à l’adresse du quatuor fuseront d’ailleurs toute la soirée, certains spectateurs s’avérant aux premiers rangs assez démonstratifs dans leurs preuves d’amour. Grand bien en fit au rassemblement.
Le set démarre par le classique "Firelight", entrée en matière du premier album. Sur scène, la performance est d’une force authentique : sans scénographie poussée, Corpus Delicti se montre cohésif dans le son et l’attitude. Il y a du nerf, de l’esprit, et le son est ample en salle. Au front, Pietrapiana crée tout le long du show un lien avec le public. Il opère en simplicité. Aller chercher l’auditoire, se rapprocher de lui au maximum en s’accroupissant sur le rebord de la scène, d’où le chanteur fixe la foule, longuement. La voix, en chair, est superbe. Théâtralité minimale. Ses cris, soudains, vous glacent.
Les autres musiciens ne sont pas en reste : s’ils nous disent à l’aftershow s’être moyennement entendus sur le début du concert (les réglages seront affinés au fur et à mesure du show, le bassiste Christophe Baudrion réclamant par exemple plus de voix dans son retour par l’entremise de Pietrapiana), le son en façade est resté bon : ces types gèrent et ça sent le métier, les choses bien préparées. Clairement, ils prennent soin de l’héritage. Baudrion a conservé cette attitude qu’on lui connaît : basse portée bas, jambes pliées, cherchez vos références.
La basse a conservé sa rigidité, froides duretés qui tapissent le fond tandis que les guitares de Franck Amendola (guitare en design Corpus, et à ses pieds une impressionnante rampe d’effets) tissent des toiles maigres et géantes à l’intérieur des couloirs de percussion. Il faut rendre hommage : les tournures spécifiques créées par Laurence Romanini, la batteuse originelle, sont prises aujourd’hui en charge par un Tamagno concentré et rigoureux, à la fois sobre et respectueux de l’esprit des choses. Le respect est une chose, l’investissement en est une autre et dans les yeux fermés de Laurent, dans sa détermination, se lit une ambition de servir. Le son du groupe bénéficie directement de cette rigueur, et c’est sans doute le plus bel hommage qui puisse être fait à celle qui n’est plus sur scène. Dans le son, une élévation s’est produite.
QUELQUE CHOSE RESTE À ÉCRIRE
Au fur et à mesure que les classiques défilent ("Noxious", "Motherland", "Broken", "Patient", "Saraband") mais aussi sur la fin de set, lorsque le groupe revisite ses racines (la reprise de Joy Division "Atmosphere", le retour à la vie de la trépidante vieillerie "Ordinary Story"), la force que dégage ce Corpus Delicti 2022 fait bien plus qu’exhumer un passé glorieux. S’ils ne finissent pas au prochain Wave Gotik Treffen, nous en mangerons notre chapeau.
Alors, à l’issue de ce round live 2022-2023, se posera forcément la question de la suite. Ces gens ont su recréer un son chimique et l’état de l’art a quelque chose d’impressionnant. Corpus Delicti a devant lui deux voies possibles, ne nous le cachons pas : demeurer dans une action nostalgique, ou choisir d’aller de l’avant et enrichir le corps de l’art par de nouvelles productions. Lorsque vous les verrez live, à Paris (La Maroquinerie, le 17 décembre) ou ailleurs (Marseille le 21 janvier 2023 et d’autres dates ensuite, en Europe et ailleurs), peut-être aurez-vous ce même sentiment, cet espoir, que celui né en nous ce soir du 5 novembre 2022 : s’ils le décident, demain, tout peut se rouvrir.