Après une période assez calme, Denis Frajerman a repris une forte activité musicale ces dernières années, et pour notre plus grand plaisir. D'abord bassiste et compositeur pour le groupe Palo Alto dans les années 1990, ses premiers albums solo (Les Suites Volodine en 1998, Macau Peplum en 2000) avaient profondément marqué les amateurs de musiques aventureuses. Revenu sur le devant de la scène avec les excellents Rivières De La Nuit (2017) et Herbes Et Golems (2018), Frajerman continue à explorer des univers fantasmatiques, mêlant arrangements néoclassiques, folklore oriental, mélancolie cold wave, inserts jazz et expérimentations cinématographiques. Wastelands / Lawrence Of Arabia témoigne de la frénésie créative de ces derniers temps et d'une quête toujours plus affirmée du beau, tout simplement.
Comme le titre l'indique, ce nouvel opus se divise en deux parties, évoquant des paysages dévastés (pour la première) et plus épiques et solaires (pour la seconde), un voyage poétique de la nuit vers la lumière. Frajerman a toujours été très attiré par les univers littéraires (on ne compte plus les nombreuses collaborations avec l'auteur post-exotique Antoine Volodine) et la première section revient à un texte fondateur : le long poème 'La Terre Vaine' de T.S. Eliot mis en voix par Susannah Rooke. La voix de cette dernière est un élément essentiel de ces compositions : un timbre glaçant et sublime à la fois, monocorde et pourtant indéniablement envoûtant, portant en lui un lyrisme désabusé, une sensualité et même un humour du type frigorifique ("Connect Nothing with Nothing"). Si Susannah apparaissait déjà sur des titres de Palo Alto et de Denis Frajerman première époque, elle n'avait jamais bénéficié d'un projet entièrement dédié à sa voix, laquelle rappelle tant l'émotion retenue d'une Anne Clark. Ces titres, qui ont évolué sur une dizaine d'années, permettent enfin de profiter de ces spoken words aux airs d'incantations funèbres. L'aspect déchirant des mots de T.S. Eliot, si parfaits, trouvent en elle un écho bouleversant.
Mélancoliques et obsédants ("Sweet Thames run softly"), ces morceaux portent déjà la marque d'une influence majeure du musicien : la série Made To Measure et les univers sonores de Tuxedomoon et surtout Minimal Compact. On ne s'étonne donc pas de voir le disque dédié à Samy Birnbach ; et la seconde partie de l'album, composée de titres parus sur diverses compilations entre 2016 et 2018, démarre justement par une reprise fort inspirée de la chanson "Clock Bird" qui figurait sur l'album Lowlands Flight (1987). Plus encore, c'est le jeu de basse de Malka Spigel qui hante le disque ("Express", "Rainbow Sky Abissinian"). Le titre Lawrence Of Arabia se veut souligner la dimension plus orientale de ces pièces essentiellement instrumentales, mais on pourrait aussi y voir une référence à des univers ouvertement cinématographiques. On y retrouve aussi des touches dark jazz, folk, et un croisement constant entre musique de chambre et climats cold comme sur l'album fondateur Autoportrait (1982) des Néerlandais Mecano. L'esprit d'une certaine avant-garde française se reconnaît aussi (Art Zoyd, Pascal Comelade, Un Département...) mais transcendé par des imageries de décors post-apocalyptiques à la Werner Herzog et des errances tarkovskiennes. Les étendues se font de plus en plus immenses dans cette seconde partie, soulignées par la riche instrumentation (violoncelle, saxophone, percussions, guitares, piano, violon, clarinette...). On y reconnaît même une reprise du "Wie der Wind am Ende einer Strasse" d'Amon Düül II pour souligner des influences plus psychédéliques et krautrock.
L'ensemble figure à n'en pas douter parmi les recherches les plus mélodiques de Denis Frajerman. Au final, il se révèle peut-être son album le plus riche et accessible, si l’on veut plonger dans son monde fait de songes et d'élégante tristesse. Les teintes grisâtres se parent au fur et à mesure de plus en plus de couleurs, et on n'a qu'une envie quand on arrive à la fin du voyage : recommencer à zéro.