Broken Gargoyles est né d’une performance, dans un lieu marqué par la détresse et la douleur. Un lieu de mise en quarantaine des lépreux au Moyen Âge, situé à Hanovre et nommé Kapellen Leprosarium. Avec l’artiste sonore Daniel Neumann, Diamanda Galas crée un espace temps sonore, un point névralgique où par le biais de superpositions de voix, de chants, de cris, de soupirs, de gargouillements, de poésies, de touches percussives au piano, l’aliénation de ceux qui perdent leur visage, leur dignité humaine se fait entendre. Dans cette performance, plusieurs strates de l’histoire se rencontrent et s’entrecroisent dans une misérable répétition : l’isolement des malades contagieux, les mutilés, les gueules cassées. Les pandémies et les guerres font payer un lourd tribu à leurs victimes et encore une fois, Diamanda va élever sa voix. Rien n’est ici anodin, comme dans la Trilogie du Masque de la Mort Rouge, rendant compte des pestiférés atteints du sida ou Defixiones, dénonçant le génocide arménien. La mutilation de la face, ce réceptacle des cinq sens, est une abomination. Comment regarder de sang froid cette perte d’expression, ce larynx béant, cette mâchoire emportée, cette chair boursouflée figée dans la laideur ?
Les poèmes prémonitoires de Georg Heym, mort prématurément en 1912, illustrent étrangement les horreurs à venir de la Grande Guerre. Dans "Broken Gargoyles I. Mutilatus", enregistré initialement par Kris Townes en 2012, nous retrouvons l’ambiance caverneuse de Divine Punishement, le piano scande des notes graves et les mélopées s’élèvent, savamment orchestrées par David Neumann. Celui-ci matérialise un écrin autour des mots de Georg Heym. "Das Fieberspital" décrit l’aliénation des malades sur leur lit d’hôpital, enserrés par leur drap de lin, leur sueur, leur fièvre, leur trauma, leur folie. "Die Dämonen der Stadt" raconte l’oppression des démons sur la ville, implacable et venimeuse. Les voix se font tour à tour râles, gargouillis comme si elles sortaient des plaies béantes de ceux que l’on appelait les baveux. Elles sont impétueuses ou murmures. Elles se lamentent à la manière des pleureuses antiques ou se rapprochent des gémissements des bêtes. Elles jaillissent de tous côtés et tourmentent le silence de ceux qui détournent le regard et le cœur de leur proche abîmé.
"Broken Gargoyles II. Abiectio" poursuit sur la même lancée que "Mutilatus". "Der Blinde" et "Der Hunger" sont introduits dans des sonorités plus sobres. La chanteuse égratigne ses cordes vocales, les sons sont rugueux et psalmodiés. L’abandon est palpable, la solitude implacable. Et une mort misérable en reste la seule issue. Le verset final de "Das Fieberspital" vient conclure cette performance, celui où cette main vient se resserrer lentement autour du gosier du malade.
Diamanda nous rend compte encore une fois de l’horreur de l’ostracisme, cette forme de torture qui traverse le temps encore et encore. Elle nous en rend compte dans sa propre chair, elle l’incarne et par le biais de la performance la fait revivre, la rend palpable. Œuvre d’art à part entière, elle touche encore une fois au sublime. Un sublime qui a un coût.