Avant toute chose, rappelons que Dirge a mis fin à ses activités en 2019, après vingt-cinq ans de présence. Signalons donc aux plus jeunes que Dirge fut un groupe important, voire essentiel (n'ayons pas peur de l'adjectif). Comme de nombreux autres chroniqueurs fainéants j'avais, sur plusieurs chroniques, cité Neurosis comme référence afin de permettre aux lecteurs de mieux appréhender l'univers des Français. Cette compilation a le mérite de déterrer des morceaux anciens et d'ouvrir les références, là où je ne les attendais – entendais pas. Ainsi, le titre choisi en ouverture, "Wounded Chakras" est un obus qui puise aussi bien dans les premiers Young Gods que dans Swans (le spécialiste s'amusera de cette concomitance puisque le groupe suisse de Franz Treichler s'est nommé d'après un titre du combo américain de Michael Gira...). C'est tout bonnement excellent, tribal à souhait, véhément, industriel dans la répétition du riff.
Là où les Parisiens ont marqué un coup, c'est aussi dans leur aura. Pour eux, on n'a que rarement parlé du groupe de Marc T. ou de Stéphane L. car Dirge formait un tout. "S.N.T.D.F." est la conjugaison d'un art de la catastrophe annoncé, du choix des samples au positionnement de cette batterie électronique qui claque. La force qui se dégage, primitive, bestiale, était celle d'un ensemble. La composition alterne déjà des passages plus alambiqués, cherchant à créer une atmosphère plus riche, plus tortueuse et, par là, plus torturée. Pleinement dans son époque, Dirge a su ouvrir sa musique aux courants les plus intéressants : "Bastard" et "East" portent en eux les échos saturés et les constructions hardcore progressif des comparses de Hint ou Bästard, poussant leur musique au-delà des chapelles qui se construisaient dans les musiques lourdes (black metal, doom metal, death technique...). Un petit saut vers de la mélancolie à la Isis avec le démarrage de "The Coiling" avant une nouvelle attaque furibarde et des passages ambient. Traitée comme un instrument (et quel instrument !), la voix est un phénomène et ces seize minutes marquent un tournant sur ce que sera désormais la suite de Dirge.
L'importance du collectif, on la retrouve avec les premières minutes du très beau "Meure Menace (Dirge Remix)" puisque la partie rythmique est celle qui entraîne et fédère les changements de tons. La confiance en soi porte alors Dirge, capable d'une basse new wave, de volutes orientales et de saccades industrielles. Alors que Ministry se perdait dans un thrash efficace mais peu épatant, eux sculptaient leur Pierre de Rosette, leur langage.
Ces morceaux sont des inédits, chutes de studio, raretés, remixes, titres rares et, pour la première fois, le groupe offre deux longs morceaux live (prestations bien captées, ambiance posée, montée réussie). Le son d'ensemble est parfait, même si les différences d'épaisseur sont audibles : lorsque Dirge s'offre un son à la The Cure ou Ride (sans sonner comme eux) avec l'ampleur des claviers et les couches de son ("Submarine"), c'est un cocon ouaté qui est rendu, mettant en avant les murmures et les bruitages liquides (orage de feu sur "À Rebours"). Au sujet de The Cure, on découvre ici une reprise du "Short Term Effect", énorme de noirceur, peut-être trop hurlée mais largement au niveau de ce que posera plus tard le groupe Damnation A.D. en reprenant l'intégralité de l'album Pornography. Les guitares se complètent sans se recouvrir ("Twist (of the Knife) ", basculant dans un sheogaze de belle facture pour compléter "À Rebours".
Dirge osa produire des pièces, à une heure où d'autres aussi se donnaient le temps de poser une musique exigeante, avec parfois plus de succès (Gojira par exemple). Cette ampleur des compositions marquées par un ralenti général ("Distance") est à la fois un point fort du groupe et un point faible. Un point faible pour les pressés et les curieux qui, face à cette compilation (triple CD bourré de notes et de visuels), ne prendront pas forcément le temps de s'immerger. "Sine Time Oscillations" demande en effet une concentration, ce qui est évident dès son fade-in inaugural. C'est une musique qui s'écoute au casque ou bien en live (la réussite de "The Endless"), pour en saisir les nuances. Ce n'est pas un bruit de fond, quand bien même cette partition accompagne à merveille un après-midi pluvieux coincé en appartement ; ces constructions aériennes et ancrées, je les retrouve et les apprécie également chez John 3:16 dont l'évolution hantée est à rapprocher de Dirge... Il y a le même plaisir à se plonger dans des nappes de sons qui englobent et parlent. De la délicatesse dans l'austérité.
Il est presque bénéfique pour le groupe que les pressés ne s'y intéressent pas car la juxtaposition des titres est parfaitement pensée : on a des enchaînements qui se font avec fluidité (de "Meure Menace", instrumental, à "Twist (of the Knife)" et ses deux voix). Il est regrettable en revanche que le groupe n'ait pas eu la force de frappe d'un label à l'international et que son apogée se soit produite à un moment où la vente de disques subissait une baisse historique. La musique de Dirge était viscérale et internationale. Le choix des visuels, dévolu à l'artiste peintre en rouilles Axël Kriloff était dans la même optique : parler de ce qui se délabre, mais proposer avec le passage du temps une beauté (composition, rendu des matières, couleurs) qui n'était pas de ce monde ni de ce temps (un cosmos terrien en quelque sorte, voire un sortilège tel que celui généré par les voix d'"Absence").
Pour les remixes, Dirge a fait appel à deux entités révélatrice de leur état d'esprit : Kill The Thrill sont compagnons de longue date, des amis puisque Nicolas Dick, était venu chanter deux titres de Wings Of Lead Over Dormant Seas (2006). Ils signent la relecture d'"Incendiary Dreams", à laquelle ils donnent un aspect mécanique et vivant. À leur côté, on a l'homme de Treha Sektori, la jeune garde du black metal sorti de son carcan et compagnon de label puisque la fin de la carrière de Dirge avait été marquée par le passage chez Debemur Morti. Il conjugue au noir intense "Hosea 8-7", prônant minimalisme incantatoire et envoûtement crépusculaire. Un titre d'après la fin du monde.