Avec le double-opus studio Fleurs d’Âmes, le coucheur de mots et diseur Hervé Lafleur intègre son verbe à la musique imprégnée de technologie du compagnon Stathis Caucheteux : un son poétique, étudié, aventureux et mystique. C’est la première fixation studio officielle, après une collaboration active, des années durant et au service l’un de l’autre, pour l’expression d’une autre identité sur scène. Entretien avec les deux protagonistes principaux sur ce qui fait leur art, sur le rapport au lieu de vie, à la mémoire, au parent... et sur des rencontres clefs : Siouxsie, Armande Altaï, Bowie.
Obsküre : Le double album Fleurs d’Âmes, votre premier officiellement en commun, déploie une force d’identité. Que ce soit dans l’assemblage des textes, pour certains préexistants, ou dans celui de la musique, avez-vous vécu une expérience marquée par le débat ou l’évidence quant à ce que vous aviez à faire ? Votre travail en commun est-il ou non marqué par une tension ?
Stathis Caucheteux : Fleurs d'Âmes est le tout premier album de notre duo Diseurs De Songes. Nous savions au fond de nous qu'il naîtrait peut-être un jour, c'était une question de temps et de disponibilité. Comme pour beaucoup de groupes, les confinements de la crise sanitaire ont été propices, en ce qui nous concerne, à la création. Délestés, sans impératifs artistiques ni professionnels, nous avons profité de cette parenthèse pour engendrer ce double album. Pas de tension, juste un commun accord, aucun débat, l'évidence : celle de concrétiser matériellement notre travail, mais aussi de répondre à une demande de notre public, réclamant un album après chaque concert.
Hervé Lafleur : L'évidence nous a toujours guidés car ce double album est la concrétisation de nos concerts où nous portions déjà ce concept d'alternance entre chansons & poésies sonores. Le débat, ou plutôt la discussion s'est articulée lors de la création musicale sur les chansons et poésies choisies à leurs conceptions mêmes lors de nos scènes successives, bien avant ce projet d'album. Le choix pour le double-CD s'est fait naturellement sur le répertoire déjà existant, il fallait trouver la fluidité des alternances chansons et poésies sonores, tant sur les rythmes et atmosphères que leurs sens profonds et le dialogue entre elles. La seule tension est notre exigence commune pour notre art et le résultat final pour chaque titre. En dehors de cela, notre travail en commun est fait d'écoute, de discussion, d'expérimentation, avec beaucoup d'humilité quant à nos possibles erreurs.
Stathis, comment as-tu appréhendé la fabrication des trames sonores pour Diseurs De Songes ? Opères-tu à l’impulsion ou t’astreins-tu à une discipline, des heures de travail pendant lesquelles tu cherches, tu testes, etc. ?
Stathis : Tout part à la base d'une étincelle, d'un fourmillement d'idées, puis vient le lent processus de l'expérimentation des sons, leur assemblage, créer une ambiance sonore en adéquation avec le texte ou la poésie. Chaque instrumental doit être un écrin bien ajusté. Je personnalise les sons, les samples qu'il faut chercher ou créer, travailler avec précision grâce à la technologie, tout en laissant des parties aléatoires pour une part d'humanité. Ne pas se laisser submerger par les accidents, qui parfois apportent plus qu'ils ne désarçonnent. Puis vient le moment douloureux du mixage, de multiples écoutes et ajustements, tout cela est extrêmement chronophage et prend beaucoup d'énergie. Fleurs d'Âmes, j'y ai laissé ma santé physique et psychologique.
Les attentes et le regard d’Hervé sur la teneur des trames musicales de Stathis fluctuent-ils en fonction du fait qu’il ait été ou non, lui-même, l’auteur des textes ?
Hervé : Le regard, l'oreille sont à la fois identiques et différents sur les compositions musicales de Stathis, qui a une liberté absolue de création. Que ce soient pour les chansons ou pour les poésies sonores, je laisse mon ressenti, l'émotion, le voyage, le lien entre musique et mots me guider. Je m'y abandonne, je sais alors ce qui me plaît ou ce qui me gêne et en fais part à Stathis. Mais bien sûr, l'attente et l'exigence sont accrues pour mes poèmes. Je me permets alors d’intervenir davantage pour que la teneur des trames musicales s'accorde, se mêle, soutienne les vers, les rythmes des mots, la déclamation, le sens et le voyage que je veux y exprimer. Par exemple, j'avais esquissé un squelette sonore pour "Ys" et "La Complainte de Shéhérazade", que Stathis a parées magnifiquement.
Qu’est-ce qui explique la réexploitation des poésies sonores d’Hervé à partir du recueil {Mon Double Terrible} de 2016 ? Imaginez-vous exploiter de nouvelles productions d’Hervé dans de futures œuvres communes originales ?
Hervé : En fait, les Diseurs De Songes sont nés de l’envie de mêler nos Arts, de porter à la scène ce dialogue entre chanson et poésie, chant et déclamation puisque la mise en musique des poésies est née du désir ardent de les faire vivre hors du papier – la démarche de publication s'étant heurtée au refus ou à l'indifférence – pour que la poésie s'épanouisse sur scène, dans un écrin musical paré de son décor vidéo, et la partager avec le public. Les poésies sonores se sont créées au fil des ans depuis 2003, piochant dans le vivier des poèmes existants ou en écriture, nombre d’entre elles sont antérieures à l'autoédition de {Mon Double Terrible}, paru en 2016. Le recueil m'est devenu indispensable pour compléter l'approche scénique d'une autre optique et revenir à la première passion du livre, qui permet une autre immersion dans l'univers poétique. Bien sûr, d'autres poèmes ont été écrits depuis 2016. Certains se prêtent à la scène et figureront sur un second album, mélangés à des poésies sonores existantes toujours en mutation...
Stathis : Les poésies de Hervé seront bien évidemment toujours au cœur de la production de Diseurs De Songes, mais aussi pour d'autres projets musicaux.
Par ce qu’elles nous disent, nous font vivre ou nous font comprendre, certaines personnes jouent un rôle clef. Prenons-en une au sein de votre parcours, qui en compte une multitude. Qu’est-ce qui vous semble caractériser l’approche qu’Armande Altaï a des autres ? Qu’exige-t-elle d’eux, que leur donne-t-elle ?
Stathis : Armande est une artiste hors normes depuis toujours, unique à la scène, comme à la vie. Simple, très humaine, généreuse, de bon conseil, pratiquant l'humour, altruiste, toujours positive, elle échappe au stéréotype des célébrités, dans leur tour d'ivoire, jouant le beau rôle mais fuyant le monde. Cette authenticité et cette approche de l'autre est sûrement ce qui attire les gens. Armande réussit ce tour de magie : oser être, avec extravagance, sans susciter la peur de sa différence. Beaucoup l'aiment et l'admirent, mais l'auraient-ils fait si Armande n'avait pas un temps été surmédiatisée ? Armande est une fée aux pouvoirs extraordinaires.
Hervé : Armande est une femme, artiste sortie d'un autre monde, d'un autre âge, en décalage avec la société actuelle. Et c'est son atypisme, son originalité, son anticonformisme, sa constance dans sa façon d'être, de vivre, son aura, sa voix qui subjugue, attire, sa beauté, son élégance d'un autre temps, très dandy et qui fascine et hypnotise, sa gentillesse, son humanisme, sa sublime écriture, son analyse toujours pertinente, subtile, profonde, son attachement viscéral à l'unicité des individus et à la liberté... Armande exige le meilleur de chacun, sachant déceler les capacités et potentiels, toujours avec gentillesse, trouvant les mots pour chacun(e).Elle nous transmet l'exigence sans faille, sans complaisance : ne pas se prendre pour quelqu'un d'autre, mais donner le maximum de soi, de ses propres moyens, travailler sans cesse, progresser, l'honnêteté envers ce que nous sommes vraiment, ne pas mentir, se mentir, même si la théâtralité tient une part importante dans notre façon de porter notre Art à la scène, être véridique, sincère, être authentique car nous restons les mêmes à la vie, à la scène, l'unité d'être, de donner, sa générosité de partager et de transmettre.
Quel rôle a joué Altaï dans votre développement d’artistes et dans l’affirmation de vous-mêmes, de votre identité ?
Stathis : En ce qui me concerne, Armande relève de ce que l'on appelle la rencontre de sa vie ! Je n'avais que vingt-trois ans lorsqu’elle m'a pris sous son aile dans les années 1980. Lors de mon arrivée à Paris, elle a été en quelque sorte une seconde maman. Je fus comblé car j'aimais la chanteuse, produite par Martin Hannett, producteur de Joy Division et de Nico, accompagnée de musiciens de David Bowie, de Police… Armande avec sa voix tantôt rock, tantôt lyrique, était très avant-gardiste en France, à cette époque. Armande est une artiste très exigeante, déjà pour elle, tout comme pour les autres. Quand je me suis lancé dans le chant et la musique, elle a été sans concession, notant le moindre petit détail, m'en faisant part, toujours avec délicatesse et en expliquant comment corriger. Cette exigence m'a beaucoup fait progresser. Dès l'écoute, il y a un an, de Fleurs d'Âmes, elle m'a encore conseillé. Je lui dois beaucoup, tant pour la musique, que pour mon quotidien, et ce beau chemin de vie ensemble, je serais sûrement différent si nous ne nous étions pas rencontrés.
Hervé : Armande m'a fait prendre conscience de l'impact que je pouvais avoir sur un auditoire, tant physiquement par la prestance, la tenue, le maintien, l'expression que par la voix ; je n'avais aucune confiance en ma voix, que je n'aimais pas. Armande m'a dit que j'avais une voix de diseur, et pour que le sortilège opère, elle m'a inculqué l'exigence de la diction, de l'émotion, du rythme des mots, des sentiments injectés dedans et la théâtralité, l'importance du silence, l'Art de la déclamation, mais aussi celui de la stature. Pas besoin de bouger dans tous les sens pour exister, véhiculer des émotions, la force, aller chercher les gens, les faire voyager et les toucher par vos mots, leur sens, la façon dont ils sont déclamés, votre univers propre et la gestuelle. Le doute fait partie de notre vie, de la condition de l'artiste qui exige de lui-même. L'enseignement et les conseils d'Armande m'ont permis de prendre davantage confiance en moi. Cette fabuleuse rencontre avec Armande, une communion extraordinaire des âmes, n'a fait que me conforter, et de façon éclatante, dans mon choix d'être, ma vision de vie et de devenir, sans compromission aucune.
Le lieu où nous vivons façonne sans doute aussi ce que nous sommes. J’en viens à l’enracinement. Quelle description feriez-vous du lien qui vous unit à la ville de Bordeaux, dans laquelle vous avez un temps vécu ? Lorsque vous y revenez, comment trouvez-vous le Bordeaux d’aujourd’hui comparé à celui dans lequel vous avez vécu ?
Stathis : Bordeaux m'a adopté deux fois. Au début des années 1980, à mes dix-sept ans, j'étais étudiant aux Beaux-Arts. À l'époque, la suie noire habillait la pierre des immeubles haussmanniens, cette ville foisonnait de lieux culturels et de sorties, cinémas, boîtes de nuit, bars , salles de spectacles où se mêlaient stylistes, musiciens, peintres, chanteurs, punks, groupes locaux, mais aussi des célébrités françaises ou internationales. Après un exil de dix-neuf ans à Paris, Bordeaux m'a adopté à nouveau en 2006. Une ville aseptisée comme un sou neuf, l'effervescence d'autrefois n'y était plus, beaucoup de lieux n'existaient plus… mais la ville avait son charme, surtout quand on a quitté le stress parisien, les incivilités, les agressions verbales et physiques. Bordeaux fut un havre de paix où nous avons retrouvé l'insouciance et la sérénité. Mais depuis quelques années, la LGV détruit cette quiétude. Les promoteurs font main basse sur les quartiers populaires, les prix augmentent. Tout ce qui restait d'endroits alternatifs disparaît au profit de magasins ou d'enseignes ou de chaînes aux tarifs exorbitants. Ce que l'on a quitté à Paris s'enracine à Bordeaux. L'arrivée des cadres avec leur morgue et leurs grosses voitures, les incivilités, l'agressivité, plus toute une délinquance et des dealers de banlieues qui descendent en train ; et c’est l'enfer dans certains quartiers. La belle endormie mute mais pas dans le bon sens, il ne fait plus bon vivre dans BoboBordeaux. Beaucoup d'amis quittent le centre voire la ville. Elle s'étiole, se vide de ce qui faisait son charme.
Hervé : Bordeaux nous a permis de redécouvrir une certaine insouciance, légèreté, sérénité que nous avions perdue à Paris et nous a libérés de ce poids de violence des agressions et des insultes. Comme un nouveau départ encore plus axé sur notre production artistique et l'affirmation de notre Art et d'un aboutissement dans notre vie d'artiste, d'être humain, d'individu et de couple. Aujourd'hui, Bordeaux a tellement changé que j'ai l'impression d'y être étranger, d'être là et pourtant Ailleurs ; d'être un nomade, exilé dans sa sphère créative. Nous avons cru pouvoir nous épanouir à Bordeaux en donnant des concerts mais le résultat a été en deçà de notre attente, hormis la présence de ceux qui nous ont soutenus et accueillis, aujoud'hui encore (NDLR : référence d’Hervé au concert de présentation de l'album, début mars, pour le Wow Festival aux Vivres de l'Art). Et puis il y a le milieu musical trop compartimenté, l'impression désagréable de ne pas être pris au sérieux… Lorsque vous échappez aux conventions, aux stéréotypes de quelques communautés que ce soient, aux castes, on vous fait payer cher votre volonté, farouche, de rester libre. Enfin, avec la LGV, nous avons vu cette vie délicieuse se déliter, se transformer : les endroits abandonnés, les friches, sauvagement poétiques, être détruits pour céder la place à un urbanisme galopant d'une laideur opprimante. Notre tranquillité bouleversée par une population plus nombreuse et moins respectueuse, dépossédés que nous sommes d'un petit paradis recomposé et désormais hors de prix.
Vos origines respectives diffèrent mais à un moment donné, il y a une trentaine d’années, vos vies se croisent et votre association naît. Quelles valeurs vous semblent aujourd’hui fixer votre relation ?
Stathis : Notre relation est cimentée par un grand Amour indéfectible, qui peut-être existait lors d'une autre vie, et qui perdurera au fil d'autres vies, ou pour l'éternité, et aussi par l'Art qui est notre respiration, sans laquelle nous ne pourrions vivre et supporter le monde.
Hervé : L'inconditionnel Amour, la confiance absolue et l'impérieuse liberté d'être soi sont notre force et le ciment de notre vie... La même passion de la musique, de l'Art, de la Beauté, des plaisirs épicuriens, la capacité illimitée à l'émerveillement, à rêver, à partager, l'exigence, la ténacité et l'intransigeance du travail bien fait, aller jusqu'au bout. L'admiration et l'écoute mutuelle de notre Art. Nous avons cette chance inouïe d'aimer les mêmes choses, de partager les mêmes goûts musicaux, des valeurs humanistes identiques. Nous avançons d'un même pas.
Que transpire-t-il de vos valeurs dans Diseurs De Songes ?
Stathis : Pour Diseurs De Songes, les valeurs d'Universalité, le romantisme, la beauté, les mystères, la spiritualité, l'Amour, un tout qui est l'essence-même de notre duo.
Hervé : Diseurs De Songes est une entité à deux cœurs. Elle reflète notre âme intime, explorant, comme nous, la vie avec une liberté absolue, tels des ogres alchimistes. Nous transmutons ce que le monde offre à l'éveil de nos sens pour livrer, avec une exigence extrême, nos sentiments, notre vécu, notre vision du Monde en clair-obscur, toujours en accord avec qui nous sommes. Le goût immodéré pour le rêve, la beauté sous toutes ses formes, tant visuelles que morales et le désir fou de partager, de libérer nos doubles différents, d'exprimer notre vision sans contrainte jusqu'à l'excessif dans la dénonciation des fossoyeurs de libertés, l'explosion des sens, révéler l'être profond, les bonheurs et ses blessures, révéler l'invisible guide notre chemin... Nous sommes des troubadours & ménestrels romantiques, passeurs d'émotions, de rêves, de beautés, des Diseurs de Songes...
Qu’aspiriez-vous à dire ou faire à travers le double-album ?
Stathis : Pour mes chansons, je passe par le prisme des légendes, de la mythologie, l'histoire et la poésie, pour décrire les choses profondes, actuelles, des sentiments, comme le faisaient les conteurs de l'Antiquité qui déclamaient et chantaient, accompagnés de musiciens. Nous renouons avec cette tradition par une expression et des moyens actuels. J'évoque le sacré, le profane, l'Amour, la mort, la nuit, l'orgueil, la vanité, la sexualité, les rites, des thèmes universels sur lesquels je pose des images tels des rêves éveillés, une écriture singulière, des accompagnements musicaux qui engendrent souvent un sentiment d'évasion et de rêveries. L'écriture est en français, langue maternelle chérie, une façon de montrer qu'elle s'adapte parfaitement au style gothique, dark electro, faire sonner les mots et les émotions, sans passer par l'anglais, plus facile, plus coulant, mais au vocabulaire plus réduit. Seul le titre "Glorious Sunset" est en anglais et trois autres titres sur les dix-sept que compte Fleurs d'Âmes sont en grec. Une liberté d'artistes libres, indépendants. J'aime m'affranchir des codes, des barrières. L'Art ne doit pas être cloisonné, sinon cela devient de la production.
Hervé : Fleurs d'Âmes est la concrétisation de notre duo scénique Diseurs De Songes, cette volonté inébranlable de porter haut la poésie sous toutes ses formes en mêlant nos Arts du chant & du poème déclamé, dans un dialogue de beauté, entre nos visions introspectives et universelles du monde, invitant au voyage, au rêve, à la réflexion ou au miroir en abordant les thèmes de l'Amour, du désir, de la liberté, de l'errance des âmes, de l'onirique rapport au réel. Ni consensuel, ni conventionnel, Diseurs De Songes ne sait pas se conformer aux standards en vigueur, que ce soit pour la durée des titres comme pour le choix de format. Il nous semblait donc judicieux d'opter pour le double-CD afin que la cohérence et l'unité du voyage proposé ne soient pas altérées ou amputées, l'harmonie et la beauté ont primé et priment toujours.
Deux questions liées à vos mères respectives. Stathis, la tienne a dirigé un refuge pour jeunes survivants de la shoah. Que mettez-vous, Hervé et toi, dans l’expression « devoir de mémoire » ?
Stathis : À la base cette colonie de vacances était le lieu de déploiement des ateliers de Coco Chanel à Mimizan, qui s'en était séparé durant la guerre. Ma grand-mère y a travaillé comme cuisinière. Adulte, ma maman a été l'adjointe de Mme Christiane Kolm, la directrice qui avait fondé ce centre pour sauver ces enfants de la déportation. Des générations d'enfants s’y sont succédé. Adultes, les parents y envoyaient les leurs. Le centre a fermé il y a quelques années, ce fut une belle aventure.
La mémoire est un socle, qui permet de construire le présent, tout en anticipant le futur. Elle est ancrée en nous, dans notre esprit et dans notre chair. Mon grand-père paternel, prisonnier politique, fut un rescapé de Dachau. J'ai découvert, lors de discussions avec des petits-enfants de déportés juifs, qu’inconsciemment nous portions cette cicatrice intérieure, le poids de cette douleur du passé, qui nous façonne et nous forge. En tant que petit-fils de déporté, le travail est évident ; et en même temps, ma perception du monde et du futur me semble sombre, tant je vois les prémices de choses qui auraient dû tomber dans l'oubli. L'histoire tend à se répéter, sous d'autres formes, mais le fond reste le même. À nous d'éclairer, de prévenir.
Hervé : Le devoir de mémoire est un impératif devoir de lucidité, de vérité pour que les horreurs, crimes, abjections, manipulations et mensonges du passé soient toujours visibles et échappent à l'oubli, même dans leurs plus terribles douleurs ; et ce pour mieux dénoncer, se prémunir et être lucides sur les horreurs et crimes contemporains, les machiavélismes de nos dirigeants et du monde qui arborent d'autres masques et ruses pour cacher leurs tyrannies et leurs objectifs de servitude et de mort. Artistes, nous avons cette capacité visionnaire de voir les choses, se profiler de très loin car nous portons le passé et ses souffrances et connaissons les rouages inhumains.
Hervé, ta mère était couturière. Sa discipline professionnelle a-t-elle ou non joué un rôle dans la construction de ton rapport au vêtement ? Penses-tu avoir construit ton sens de l’apparat en réaction à ce que pouvait réaliser/créer ta mère, ou est-ce là davantage du ressort d’une construction personnelle ou influencée par d’autres qu’elle ?
Hervé : Existentialiste, ma mère faisait tous ses vêtements dans un constant souci d'originalité, de beauté et d'élégance. Être différente, libre et porter le vêtement unique, ce qui était très mal vu à l'époque. Elle s'en est toujours moquée. Je me rappelle d’une jupe portefeuille en velours pour danser le bebop ou d’un chemisier noir fermé par de petites épingles à nourrice dorées, dans le dos duquel étaient cousus de façon aléatoire des carrés de couleurs. J'ai hérité de son goût et de sa volonté absolue d’être différent des autres, de porter son individualité sans être individualiste, cette exigence pour le travail bien fait et le souci primordial de l'élégance, même avec trois fois rien. Savoir assembler et recomposer sa silhouette. Et j'ai hérité de son insoumission... La chance de cette éducation a forgé mon sens de l'apparat et de l'unité, renforcé par la romantique beauté des habits du XIX° siècle et l'excentricité du Blitz, le nouveau romantisme et l'avant-gardisme débridé de la new wave.
Que nous laisse David Bowie, selon vous ? Que vous laisse-t-il à vous ?
Stathis : En franchissant les portes de l'Au-Delà, Bowie s'est inscrit en tant que Légende, même s'il l'était déjà de son vivant. Il laisse un héritage musical considérable, artiste ogre polymorphe, chanteur phœnix mourant pour mieux renaître, faisant peau neuve à chaque fois. Son œuvre est un diamant aux mille facettes, chacun se mire dans l'une d'elles. Plusieurs générations de chanteurs se réclament de Bowie et même certains artistes de la jeune génération, l'étoile de David n'est pas prête de s'éteindre, et brillera encore et encore. Que laisse-t-il pour moi? La chance de l'avoir connu dès l'âge de dix ans en 1974 grâce aux grands frères, que cet amour perdure avec les merveilleux souvenirs de la rencontre, de nos échanges, de son sourire, son rire, et de son regard profond dans nos yeux durant toute la chanson "Heroes" lors de sa dernière tournée, comme un ultime cadeau. Son influence transpire par petites touches dans mon travail, et même si j'essaie de le gommer, une couleur bowienne teinte souvent ma production musicale. Reprenant souvent Bowie en concert, j'ai coutume de dire au public : "Qui serais-je s'il n'y avait pas eu David Bowie dans ma vie ?"… "Ashes to Ashes" sera l'hymne lors de ma crémation, pour partir en beauté et aussi avec humour, Bowie en était si friand.
Hervé : Une incroyable collection de chefs-d'œuvre et la liberté d'ÊTRE... Bowie s'est affranchi des codes... Il a puisé dans les différents courants, les Arts, pour les assimiler et par son alchimie personnelle recréer l'inédit, l'extraordinaire... Il nous a légué sa liberté, son inventivité, son sens de la mélodie et sa voix qui nous happe... Mais aussi son exploration des folies aux mille visages parés d'un dandysme absolu, brisant les carcans. Son héritage : créer son unité par la multiplicité de ses facettes, la cohérence et l'unité hors des normes.
Certaines icônes restent avec nous et je terminerai par elle : Siouxsie, qui revient sur scène en 2023. Que représente-t-elle pour vous ?
Stathis : Siouxsie fait partie des artistes féminines qui laissent une empreinte dans le monde musical. Auteure, compositrice et interprète, tout comme ses sœurs contemporaines Lene Lovich, Nina Hagen, Armande Altaï, Lisa Gerrard, Kate Bush, Siouxsie a sa propre personnalité, inventant son style. Libre, rebelle, indépendante, elle décide de sa voie à suivre. Un univers très personnel, sa signature vocale et musicale, physique à part, entre beauté surannée, fatale, futuriste et féline, Siouxsie est unique. Ses chansons sont truffées de références littéraires, cinématographiques ou picturales, des images, une folie, comme une flèche qui transperce l'âme. Pour moi, Siouxsie a été une onde de choc. J'avais quinze ans en 1979 quand j'ai entendu "Love in a Void" pour la première fois. J'étais en Angleterre pour des séjours linguistiques. Cet été-là, on l'entendait pas mal à la radio. Plus tard, j'ai acheté ses albums. À partir des années 1980, j'ai fait tous ses concerts jusqu'au dernier en 2007. Siouxsie n'est pas une amie, plutôt une connaissance. Nous nous croisions dans des soirées privées ou loin du show-biz, dans les vernissages d'amis communs, dans sa loge après les concerts. Nous nous apprécions beaucoup, que de moments chaleureux à parler art, cinéma, culture, à rire aussi, une coupe de champagne à la main, tout en parlant de prochains projets musicaux. Siouxsie, comme Bowie, m'a inspiré dans mes compositions. Son retour était inespéré et très attendu, je ferai partie des gothosaures, ou gothiques première génération, à aller la voir si elle passe à Paris ou en France (NDLR : une date est annoncée aux Eurockéennes à l’heure où nous publions cette entrevue).
Hervé : Siouxsie représente la quintessence de la subtile alchimie entre la décadence, le raffinement, le sauvage, l'énergie primale (The Creatures), l'expérimental, le romantisme, le fétichisme, l'élégance aux multiples références artistiques, la liberté de mêler, de distiller les différents courants ou influences dans une réinterprétation personnelle forte et évocatrice... La beauté de Siouxsie est indissociable de sa voix, unique et qui nous hypnotise et recompose notre univers sombre, où s'entremêlent nos fantasmes, nos cris internes, nos doubles exacerbés, notre romantisme profond assoiffé et sans concession, nos rêves des possibles hors de la norme. Une force miraculeuse, un miroir ensorcelé qui nous donne la force d'affronter le réel... Siouxsie : une icône qui s'est affranchie des codes.