Champ tonal, rime, rythme : les mots de Bertrand Cantat ont conservé une atypique musicalité en cette année 2024, laquelle a vu Détroit concrétiser un projet de second album studio suite à – ça remonte – l’inaugural Horizons (2013, enregistré par Bruno Green) et l’album et film live de 2014, La Cigale (Yann Orhan aux manettes). Il y a eu l’escapade solo pour le chanteur (Amor Fati, 2017), en nom propre. Il y a eu aussi Condor Live et le projet PAZ avec l’écrivain Caryl Férey. Sur scène, pour Détroit comme pour les travaux solo de Cantat, le bassiste Pascal Humbert (ex-Sixteen Horsepower, Wovenhand, Passion Fodder, Tanit) est et reste là. Pilier.
2024, Détroit, L’Angle : une réalisation détachée des circuits habituels de production et de promotion de la musique. Détroit fait appel au crowdfunding pour aboutir le projet, les fidèles abondent. Le disque, qui peut aussi être trouvé en magasin, est envoyé par les soins du groupe à tous ceux qui le lui commandent en direct. Un artisanat dont la logistique s’assume.
Détroit unit aujourd’hui l’ex-Noir Désir aux multi-instrumentistes Pascal Humbert, cofondateur du projet, et au nouveau-venu Jérémie Garat (au violoncelle notamment sur d’anciens enregistrements du projet Alice In Neverland – et dirigeant de la jeune entité Reseda Prod, du nom du studio où Jérémie a enregistré et mixé L'Angle). Si le son du groupe a pris par le passé, en configuration scène, une épaisseur physique et une dimension plus frontale, ses épreuves studio 2024 restent dans un primat autre et familier à quiconque connaît Horizons : la création est climatique, ses reflets spectraux. Non que la puissance du rock soit évacuée de l’équation : il traîne bien encore, ici, quelques huiles plus dures, saturées (le single "Oh non non non" mais surtout "Au Royaume des Aveugles" et son clin d’œil final à Steppenwolf). Et si la puissance du rock constitue un réservoir à sensations pour la performance live, elle n’offre pas forcément les substances qui émeuvent le plus dans le cru 2024. Le bruit du rock, en définitive, ne s’étale qu’à la marge, épice de la variation nécessaire à la tenue, la vie intérieures du disque.
L’Angle, une retenue certaine. Il n’y a pas profusion, il y a détail. Un duvet électronique, cette délicate friture glitch qui fait frissonner le titre éponyme, est elle-même rare ingrédient. Le boisement de L’Angle, son économie, son organicité nue, sont les principaux ferments d’une cinématographie : des images de désert se dessinent dans l’évocation des portes du Paradis sur "Je ne savais pas". Certains épointements de la voix évoquent un ailleurs. C’est beau. Et puis il y a la vibration acoustique des guitares, leur nudité, leur allure américaine parfois. Il y a un parfum.
L'Angle, musique picturale. Le pastel floral de la couverture dégage une intemporalité. À regarder la pochette, nous reviennent les atmosphères visuelles déployées par un label comme Constellation. Les hommes s’effacent derrière les images, les photographies de Pascal Humbert, la musique : le livret ne comprend pas d'image permettant d’identifier, de retrouver les acteurs de l’art. Les images passent par les mots. Le chaudron de la musique est le vécu, le jaillissement est textural. Sur "La Beauté", un ange passe. "Eternally is here", chantait The Gun Club. Une chanson est un tableau et les tableaux d’une exposition s’alignent les uns derrière les autres. Onze. Les mots sont des coups de peintures et sous leurs couches, une chair palpite. Grattez sous la surface.
Les mots calfeutrent et dévoilent. Par moments, rares, le vécu, le ressenti est dit de manière la plus simple, dans ces quelques moments où Cantat emploie le "je". C’est sur "Les Roseaux soucieux", titre fort où une luminosité se diffuse dans le marasme des incertitudes. C’est sur un "Fleur du Chaos", aussi, qui travaille sur la mémoire, le temps qui reste, et ce silence qui peut être tout sauf le nid du calme. "Recueillement" (emprunté à Charles Baudelaire) filme la nuit qui tombe, cette heure où se rembobine la pellicule des années de peine. Final tragique, ou nous reviennent de furtives images du désert dans la récurrence des manières vocales de "Je ne savais pas".
Et demain ? En concert et outre Bruno Green et le batteur Guillaume Perron, le guitariste Niko Boyer (Marquis, Ko & Joséphine) était venu porter main forte sur la performance antérieure à L’Angle. Pour avoir éprouvé la puissance de l’expérience, certains auront espoir de retrouver ces hommes aux côtés du trio noyau dur, si scène il devait y avoir. Pour l'heure, cette musique s’impose une forme de discrétion mais porte en elle une force qui mérite d’exister dans le rapport direct et charnel de la salle. Quoi qu’il arrive, par la magie du studio, elle entre et reste dans ce monde qui voudra d’elle.