Mes sentiments se sont télescopés à l'écoute du nouvel album des historiques Einstürzende Neubauten.
C'est que ces sentiments ont partie liée avec les sensations éprouvées. La première écoute intégrale est rassurante : la voix de Blixa Bargeld est toujours aussi émouvante, profondément ancrée dans nos expériences passées d'auditeur et de spectateur (j'avais personnellement lâché le groupe après Perpetuum Mobile). La sélection des titres fait la part belle aux variations d'ambiances et on est content de retrouver le groupe avec un bon disque, comme si le temps n'avait pas de prise.
À la troisième écoute successive, une autre sensation naît : la redite, l'absence de surprise ("Möbliertes Lied" : c'est beau, mais il ne se passe pas grand-chose, disons-le), le ronronnement. Les morceaux s'approprient facilement, ils sont globalement plus sucrés que pimentés (pas mal de "ballades" de diverses catégories, à commencer par "Am Ladverkanal" dont le folklore basique est rehaussé par les menues trouvailles sonores ; plus loin "Grazer Damm" est un grand moment du disque) et même le bruitiste (davantage qu'industriel) "Zivilisatorisches Missgeschick" fait partie d'un habitus, comme la nécessaire dragée croustillante sur une pâtisserie : quelques titres excellents (quelle voix !) ne sauvent pas un disque.
Alors que je partais sur une chronique férocement positive, mon sentiment a varié et quelques jours plus tard, il s'est affirmé. Avec une discographie monstrueuse (c'est selon moi leur douzième ou treizième sortie studio, je préfère ne pas compter l'inaugural Stahlmusik, peu distribué ; d'autres arrivent à quinze ; le groupe doit compter sur vingt-cinq ou peu s'en faut...), on doit à un moment jauger ce disque avec ses prédécesseurs. Il n'atteint pas la force d'un Silence Is Sexy. Il ne joue pas dans la catégorie des albums indispensables. Il ne se positionne pas non plus comme une porte d'entrée dans l'univers du groupe (la série des Strategies est là pour ça).
À qui pourrais-je conseiller cet achat ? Aux fans qui aiment avoir l'intégralité d'une discographie, une attitude dont je me suis détachée. Aux fans contents d'avoir des nouvelles de bonne tenue de leur groupe, puisque l'album est, je le reconnais, un bon album en ce sens où il n'est pas raté, ni de mauvais goût. Ainsi, j'apprécie le sens rythmique du collectif et son goût pour le montage (dès "Ten grand Goldie", et sa construction aventureuse). L'usage de cordes, d'instrumentations délicates, couplée aux habituels raclements d'objets est une marque de fabrique qui fait mouche depuis Ende Neu (ici, "Taschen" est dans cette lignée du Beau façon EN). "Alles in Allem" dégage le cérémoniel élégiaque que suggérait son titre. Je conçois également que si la médiatisation du groupe par cette actualité amenait de nouveaux auditeurs à Neubauten, j'en serais plus qu'enchanté.
Et c'est à peu près tout : à l'heure actuelle, je ne pense pas que je ferai de ce Alles in Allem l'un des quinze disques à acheter en 2020. En revanche, les occasions d'écoute étant multiples, on peut dire que ce nouveau cru peut sans difficulté occuper quelques jours de l'année, tout comme on se décide à ouvrir une bonne bouteille pour ensuite balancer son contenant au recyclage ou à la consigne.
Jauger un album, c'est anticiper sur ce que celui-ci aura d'historique par rapport aux autres acteurs de la musique et par rapport à son histoire personnelle. Si vous avez prévu de voir le groupe dans de futurs concerts, si vous faites vivre les écoutes que vous en aurez en les attachant à des moments forts (la très belle montée de "Wedding"), vous offrirez à ce disque le petit plus qui, à mon sens, lui manque.