Une fois encore, la ville rose a été chanceuse d'accueillir une des deux seules dates de la tournée française d'Einstürzende Neubauten. Les Allemands n'étaient pas revenus dans cette salle du Bikini depuis 1998 et la période Ende Neu. Inutile de dire que de l'eau a coulé sous les ponts depuis. Déjà, la salle n'est plus la même ni au même endroit, l'explosion de l'usine AZF est passée entre temps (NDLR : grave accident industriel survenu le 21 septembre 2001, alors que cette usine de production d’ammonitrates se situait en zone urbanisée). Le groupe, quant à lui, s'est renouvelé musicalement tout en gardant un attrait pour les instruments inventés à partir d'objets récupérés et pour les expérimentations sonores, même si la dimension agressive et écorchée des premiers temps, au début des années 1980, a déserté depuis longtemps. La formation est, par contre, restée la même : Blixa Bargeld au chant, à la radio et autres petits instruments, Alexander Hacke à la basse et parfois la guitare, Rudolf Moser et N.U. Unruh se partagent toutes les percussions et objets percussifs, tandis que Jochen Arbeit (à la guitare) et Ash Wednesday (claviers) focalisent plus sur les ambiances.
Derrière la scène, un grand drap blanc verra les musiciens projetés comme des ombres, dans une mise en scène très sobre. Il y a bien assez à voir déjà avec tout le matériel qu'ils ont pu amener. Dès l'arrivée sur scène, on est surpris par l'humeur joviale de Blixa. Il s'est un peu enrobé depuis, avance avec une canne mais ses cheveux gris lissés lui vont très bien, et il est tout en paillettes. Les coups de colère du chanteur étant légendaires, il est inutile de s'attarder sur tous les concerts où il a engueulé le public, les techniciens ou les autres artistes, quand il ne les a pas frappés. Pour avoir vu le projet plus d'une poignée de fois sur scène, j'avoue ne l'avoir jamais vu si drôle et détendu, et c'est particulièrement appréciable. Vieillir a aussi du bon ! Cela me rappelle aussi un entretien avec lui en visio de bon matin où il avait hurlé sur les gens de sa maison de disques. Et en même temps, le Blixa de l'époque ne collerait plus vraiment avec la musique que le groupe propose aujourd'hui.
La setlist est constituée presque en exclusivité de titres des deux derniers albums : sept chansons sont extraites de Rampen et six d'Alles in Allem. J'avoue que ce sont des disques que j'ai trouvé très agréables à l'écoute mais qui ne m'ont pas marqué comme les précédents. C'est en concert, en effet, que les morceaux prennent toute leur dimension. Les lignes de basse de Hacke sont mélodieuses et hypnotiques. Blixa explore un registre plus en accord avec sa tessiture d'aujourd'hui, bien qu'il continue à faire des bruits bizarres avec sa bouche de temps en temps. Chaque son est à sa place, et je suis très impressionné par la façon dont tout est accordé harmonieusement, même quand ils ressortent un vieux caddie de supermarché du milieu des années 1980 ! L'ensemble est très élégant, des ballades à la douce mélancolie mais pas dénuée d'humour non plus.
Blixa se plaît d'ailleurs à raconter plein d'anecdotes entre les morceaux. Par exemple, "Trilobiten" est inspiré par un fossile qu'une programmatrice canadienne lui avait offert en 1986, alors qu'ils partageaient l'affiche avec Youssou n'Dour et que leurs roadies étaient Skinny Puppy ! Il en profite d'ailleurs pour dire qu'à l'époque des trilobites, la question de "genre" n'existait pas, et nous parle de sa fille qui fête ses 16 ans et qui à présent est un garçon ! Il n'hésite pas évidemment à envoyer des piques à Nick Cave et rend la salle hilare quand il raconte que Patricia Kaas l'a contacté pendant le confinement pour qu'il lui écrive une chanson en allemand de rupture amoureuse. Voyant qu'elle ne l'a toujours pas enregistrée, il décide de recycler les paroles pour le morceau "Besser isses". L'album Rampen étant basé sur des fragments de textes et des improvisations sur scène, il nous confie aussi que ses métaphores peuvent être parfois absurdes, comme quand il imagine ce qui se cache sous l'envers d'un tapis.
Bref, l'atmosphère est détendue. On ne voit pas passer les deux heures de concert tant l'enchaînement des morceaux est bien pensé. Et chapeau aux percussionnistes qui doivent porter des masques car ils ont contracté le Covid. Un des moments les plus forts était clairement la version de "Sabrina", très émouvante. Il faut dire qu'ils ont joué trois titres à la suite de Silence Is Sexy ("Die Befindlichkeit des Landes", "Sonnenbarke" et "Sabrina"), les plus anciens de la setlist, et en effet cet album de 2000 avait amorcé un virage que le groupe n'a fait qu'explorer par la suite, avec son chant plus proche de l'ASMR que des cris primaux, des formats de chansons plus tournés vers la pop et les ballades, et des arrangements très classieux. Le beau ne passe plus par la douleur mais par une certaine douceur.
À la fin du concert, ce qui enchante surtout, c'est que le groupe a évolué avec son âge, tout en maintenant son goût pour l'expérimentation (le final avec "Susej", titre apparaissant sur Alles Wieder Offen). Voir ça est toujours préférable à la situation de ces groupes qui ont la soixantaine et essaient de retrouver la rage de leurs vingt ans sans y arriver et en offrant des versions souvent pâles et maladroites de leurs classiques. Une grande partie du public est ravie, même si certains trouvent tout cela bien trop sage.
Et alors que les gens étaient venus des quatre coins de la France et même d'Espagne, le service d'ordre commence à virer les personnes à peine le dernier morceau terminé. Le bar ne sert plus à boire et le désir est d’évacuer tout le monde pour enchaîner sur une autre soirée, complète elle aussi. Il faudra quand même un jour m'expliquer ce genre de démarches de la part des salles de concert, car si le but est de faire de l'argent, les centaines de spectateurs étaient prêts à consommer n'importe quoi histoire de discuter avec les amis qu'ils n'avaient pas vus depuis longtemps. Tout le monde se disperse alors : certains partent en voiture, d'autres entament la marche d'une demi-heure jusqu'à l'arrêt métro, d'autres prennent leurs vélos, et tout se conclut sur cette touche douce amère où, après un instant magique, on se retrouve à une poignée de personnes dans la nuit mal éclairée, sur un parking où les énergies s'amenuisent. Une fin de soirée un peu raplapla donc, mais si le concert était calme, lui ne l'était pas. Raplapla, je veux dire.