C’est une rencontre, deux univers. Le post-rock d’Emma Ruth Rundle et le doom de Thou croisent les aiguilles sur cet album collaboratif, paraissant sur la collection Alliance Series du beau label Sacred Bones. La maison de disques de Julee Cruise, John Carpenter, Zola Jesus, Institute, David Lynch, Atticus Ross, Psychic TV ou encore Marissa Nadler (pour n’en citer que quelques-uns) a saisi là une occasion : ce faisant, elle porte aux nues le fruit d’une commande, à l’origine, de l’organisateur du Roadburn Festival, Walter Hoeijmakers. Le bizarre est sensation et vocation. Pas le premier coup du Roadburn en l’occurrence : le festival sait provoquer la chance, et combien de fois ses intentions aboutirent-elles à l’improbable, la transformation ? Nous ne comptons plus, mais merci pour tout.
Deux univers partent à la rencontrent l’un de l’autre : c’est l’impression que dégage au premier degré cette collection aux reflets bruts et aux guitares poisseuses et sourdes. Les voix criardes assaisonnent de leur acrimonie, au besoin, des ensembles figeant un état de crise existentiel voire de trauma psychologique. Anxiogène, comme l'époque.
Le second degré est dans cette chimie au travail, en naissance, et les artistes eux-mêmes soulignent ce paysage mental au soutien de leurs illustrations sonores. Pas encore de la haute couture mais, assurément, de la belle ouvrage : c’est, dans le genre, assez réussi ("Killing Floor", introductif). Nuancier : la paire varie les plaisirs et, quoique fixant une certaine unité de ton, son association ouvre des espaces variables en formes et intentions : "Monolith", plus élancé que le premier morceau, tranche par une tendance à rechercher l’envol. La noire acrimonie se retrouve sur "Out of Existence", sans pour autant saturer tout l’espace : ici, Emma & co. trouvent matière à creuser les climats ; et le chant inspiré de la jeune femme expurge un jus à la mélancolie légèrement acide, voire un désespoir naissant à retrouver dans les voix d’ "Ancestral Recall", l’un des premiers extraits dévoilés.
C’est vraiment, ouf, une rencontre et pas un rapiéçage de styles, un bricolage. Du son de l’album transpire un authentique esprit combinatoire, instinct en partage : à la confluence des vibrations respectives des deux artistes, ce travail mû en disque, n’a pas que le statut de curiosité qui nous fera lui garder une petite place à part. Sans pour autant que l’on y voie le chef d’œuvre espéré, un son est en germe ici, une idée – et la chair de ce son post-grunge ne manque pas de saveur. L’écho grunge, mouvance dont la promotion faite autour du disque ne manque pas de rappeler l’importance dans le parcours des deux artistes, s’entend dans les accents traînants et déprimés de la collection ; et ce, même si le son de May Our Chambers Be Full investit des pans plus extrêmes dans le champ des musiques saturées, black metal compris ("Magickal Cost").
Charpenté en volumes comme par le pouvoir évocateur des images de Craig Mulcahy (lesquelles créent, dixit le press sheet, "cet état omniprésent d’ambiguïté et d’indécision émotionnelle, (…) quelque part entre la haute couture moderne et la Renaissance classique"), ce travail commun mérite une attention particulière, en ce qu’il développe un univers propre et conserve au fond une essence de spleen (le final et brumeux "The Valley", superbe, dérive vers les noirceurs de la déprime). Le discours tenu autour d’une "tradition extatique du mouvement de danse expressionniste" peut alors être reçu, même si nous avons ressenti, sur la majeure partie de ces sculptures, davantage cette "tristesse excessive qui rit" qu’une "joie excessive qui pleure[rait]."