Il m'aura fallu un certain temps pour venir à bout de ce volume, mais c'est tout de même 650 pages dans un format suffisamment lourd pour que ce soit impossible à lire dans le train. Et le fait est que c'est tout simplement passionnant, et que la lecture doit s'accompagner aussi de la réécoute de tous les disques de ces pionniers de l'EBM. Bien plus que l'histoire de Front 242, Eric Duboys, dont on avait déjà apprécié les volumes sur la musique industrielle, nous replonge dans tout un underground de la musique électronique en Belgique. Le résultat est jouissif, agrémenté d'une iconographie très fournie et riche. La qualité d'impression de Cultures Obliques est elle aussi bien supérieure aux précédents livres chez Camion Blanc. Elle en fait un livre d'art, certes massif mais foisonnant.
Il est d'abord impressionnant de voir toutes les informations que l'auteur a glanées et les confessions qu'il a réussi à soutirer des quatre membres principaux du groupe : Jean-Luc De Meyer, Daniel B., Patrick Codenys et Richard 23. C'est un peu d'ailleurs comme si nous avions quatre biographies combinées au sein d'un même ouvrage. En douze chapitres, Duboys part de la préhistoire du groupe et ses liens très forts avec le magasin Hill's Music, rue du Marché-au-Charbon à Bruxelles, où Daniel était vendeur-démonstrateur de synthétiseurs. Toute la scène belge des années 1980 est passée par là, de Luc Van Acker à Parade Ground. Puis il décortique chaque album, de la froideur machinique de Geography (1982), déjà novateur même s'il est encore marqué par Kraftwerk, Fad Gadget ou Cabaret Voltaire, jusqu'à la naissance d'un style propre (No Comment, 1984) où les samples cinématographiques sont légion (Apocalypse Now, Au-Delà du Réel, Wolfen...), accompagnant des basses accrocheuses, des rythmiques martiales et un chant menaçant. Le groupe rencontrera ensuite le succès avec les mythiques Official Version (1987), Front By Front (1988) et Tragedy For You (1991) pour lequel ils signeront sur une major, créant des tensions et une scission dont il sera difficile de se remettre.
Les musiciens parlent sans langue de bois et lèvent le voile sur toute la dimension énigmatique de ce combo conceptuel adepte d'une esthétique commando et paramilitaire, à la fois témoins d'une réalité angoissante et férus d'un humour noir bien à eux. Avec leurs parcours différents, Richard, Patrick, Daniel et Jean-Luc ont définitivement changé le monde de la musique électronique et ont fait de nombreux convertis. Parmi eux : Al Jourgensen de Ministry, dont le son changera radicalement après sa tournée avec eux (Nature Of Love) ou encore Martin Gore, qui les invitera à partager l'affiche avec Depeche Mode. Leurs concerts d'anthologie sont passés au crible, leurs graphismes, leurs textes ou leurs side-projects. La musique de Front 242 est aussi liée à une technologie, celle-ci est explorée en détails, et leur explosion au niveau international doit aussi beaucoup au label Wax Trax !, auquel un chapitre est consacré.
En chemin, on croise des groupes aussi variés que Blancmange, Propaganda, The Neon Judgement ou à;GRUMH, et des personnalités mythiques comme Annick Honoré, Gilles Martin, Colin Newman, John Peel ou Anton Corbijn. Les parties les plus réjouissantes sont sans nul doute celles liées à la création des morceaux et leurs sources d'inspiration. Jamais le groupe ne s'était livré aussi intensément, ce qui fait de Catch The Men un indispensable pour tous les amateurs du combo belge.