Injustement méconnu, glorieux perdant, Esoteric avait pourtant toutes les qualités pour devenir l’ultime référence du doom anglais. Mais My Dying Bride et le succès foudroyant en 1995 de The Angel And The Dark River (merci à MTV d’avoir popularisé le genre en diffusant largement le clip de "The Cry of Mankind"), nous firent trop longtemps oublier que d’autres joyaux dark metal résidaient en Angleterre. Moins accessible, plus labyrinthique, ésotérique et funéraire, et surtout moins actif sur scène et sur disque, le groupe de Greg Chandler n’a jamais eu et n’aura jamais la même popularité que celui d’Aaron Stainthorpe. Esoteric reste toutefois incontournable, mystérieusement insondable.
Ce septième album est précieux pour tout un tas de raisons : tout d’abord, car les sorties du groupe sont rares (il aura fallu attendre huit ans pour qu’une suite soit donnée à Paragon Of Dissonance), et qu’une nouvelle production d’Esoteric constitue toujours un évènement. Ne serait-ce que pour la promesse de vivre une expérience singulièrement troublante. Ensuite, parce que toute production de Chandler présente un intérêt (Lychgate et son metal avant-gardiste le prouvent) : l’homme possède une vision totalement débridée des musiques extrêmes et un talent rare pour la mettre en forme. Enfin, car A Pyrrhic Existence dépasse nos attentes et marque durablement ce début d’année… et plus encore.
Esoteric n’a pas son pareil pour fondre dans un même ensemble, une multitude de déclinaisons doom (funeral, doom traditionnel, doom/death, doom atmosphérique, etc.). Complexes, denses et immersifs, les titres dépassent souvent les quinze minutes : le propos est donc longuement développé, progressif, les ambiances se mettent en place lentement et les explosions émotionnels s’imposent dans le dénouement d’une suite de mouvements à l’architecture complexe ("Culmination"). Esoteric s’adresse une fois de plus à un public averti, patient, adhérant pleinement à sa proposition de plongée dans les abysses. La noirceur est ici asphyxiante, dantesque et terrifiante. Bien qu’on soit coutumier de ce genre d’ambiances ténébreuses et angoissées, on placera A Pyrrhic Existence au-dessus du commun. L’expérience est singulière, exceptionnellement dérangeante ("Descent"), mais cohérente et jouissive.
Derrière ces quatre-vingt-dix-sept minutes, se cachent un travail titanesque de composition, une vision très personnelle de l’affliction, une ode à la souffrance et à la créativité. Des titres à l’intérieur desquels l’ambiant le plus terrifiant, l’arpège le plus aérien laissent place à des mélodies somptueuses, superposés à un mur du son joué à une lenteur psychotique ("Rotting in Dereliction", et son éloge de la pesanteur). Le chant de Chandler impressionne et intensifie le malaise. Au terme de plusieurs écoutes, on en vient évidemment à s’interroger sur la santé mentale de ceux qui osent s’aventurer dans de tels abîmes. On n’en demeure pas moins admiratifs.
Extrêmement dense, difficile à appréhender, A Pyrrhic Existence deviendra à coup sûr une œuvre majeure, une référence absolue en matière de doom. Le temps jouera en sa faveur. C’est certain, Esoteric ne gagnera pas en popularité grâce à un tel album – mais l’essentiel est ailleurs, probablement dans ce message fort adressé aux ténèbres. Une leçon de ténèbres.