Impressionnante singularité : plonger dans ces fleuves noirs, c'est accepter d'être emportés dans des courants bien remuants. Nul ne sait d'où ils viennent : on a des sommets noise plus sombres qu'enneigés et lumineux, ceux qui protégeaient Hems ou Jesus Lizard de leurs arêtes découpées à force de notes répétées à la basse et à peine râpées par les stridences de la guitare. Une autre source serait l'apport d'alluvions troubles par les affluents : ainsi Kni Crik pour ces psalmodies en une langue inconnue ("Certitudes & Probabilités").
Lorsque le cours se stabilise, on est renvoyé dans les belles eaux de Birthday Party : un climat lourd qui s'installe, des plages de galets polis puis concassés ("Valentin Fullspeed") ; plus loin on distinguera à travers le brouillard des résurgences americana sans être bien sûr de ce qu'on entend à cause de ce chant incantatoire et barré porté par un chanteur qui a fréquenté Big Black (« Fesse noire »). Quelques navigateurs fous osent se lancer sur ce tumulte, le temps d'un "This is Mike" servi par le chant parlé d'un Captain certainement atteint de démence. Son texte est une didactique assenée à coup de barre à mine pour que ça rentre bien dans la tête et tant pis pour les cris qu'on surprend, montant de la cale. Peut-être un curieux apercevra-t-il depuis la berge les jumeaux qui officient rythmiquement à la basse et à la batterie ? Un son de cuivre fou émerge parfois, comme porté par des bulles qui crèvent la surface ("Bouge le Bus") et les paroles, filtrées par on ne sait quel porte-voix, surnagent à peine d'une composition où guitare et batterie jouent de concert en nuances et détails syncopés ("Alerte Cobra"). Le cartographe sait que ces surprises étaient à anticiper puisque cet album, Respecte-Toi, suit un EP (Respecte-Moi, 2018) au sujet duquel le groupe proposait une écoute double en vitesse 33 tours et en vitesse 45 tours pour plus de bizarrerie.
Les plages bruitistes et tribales forment un paysage plus convenu, certes, mais qui conserve sa beauté et incite à l'émotion (le final de « Fesse noire ») : ces moments charnières et qui donnent plus de profondeur à ce voyage en eaux troubles, sont comme les autres nés d'improvisations parmi lesquelles les marins trient leur propre périple. Afin de conserver l'esprit de l'aventure, les quatre Lillois sont allés à Dunkerque, studios des 4 Ecluses, pour enregistrer en live. Tout juste remis de cette phase d'observation, l'intrépide verra se rapprocher les dangers des rapides : "C'est pour ça" cumule un tempo frénétique et des temps suspendus, incertains, dangereux, un équilibre rare et qui, pourtant, coule de source tant les quatre ont l'air de s'entendre pour conduire leur esquif et le faire serpenter. En concert, selon la place prise par les musiciens et leur interaction avec le public, on tient une formation capable de conduire à des états assez dingues : après tout, c'est bien ce qu'on attend du rock ?
