Précommandez par KissKissBankBank ce bouquin à venir : une monographie de François Poulain, que lui-même présente comme une sélection de ses plus de trois-cent meilleures photos, détachées du besoin de faire exhaustif. Poulain, on a vu ses photos dans Scènes De Rock En France (avec Max Well, chez Syros, en 1993) et il a mitraillé à l'argentique, en noir et blanc les plus grands noms de nos scènes indés : La Mano Negra, Massilia SoundSystem, Parabellum, Les Thugs, Bérurier Noir, The Cramps, Liftiba, Mass Hysteria... Noël approche, faites (-vous) plaisir ! Et pour vous convaincre, une interview réalisée par téléphone ce premier week-end d'octobre 2024.
Obsküre : François, ton livre regroupe trois décennies. On serait tenté de dire qu'il n'y a rien à voir entre ces époques. Poussons le jeu de mots pour répondre : justement, que voit-on, que montres-tu de similaire, d'inamovible sur trente ans de musiques dites alternatives ?
François Poulain : Je vais faire un préambule : ce livre est un livre de photos, dont le seul critère a été de sélectionner les meilleures photos de toute ma carrière argentique. Mais il est bien clair que la majorité des photos représentées ont été prises dans la décennie 90. Le seul point commun entre ces trois décennies, c'est une scène indé (en immense majorité) shootée en noir et blanc par le même photographe. Je photographie des groupes depuis 1987 et j'ai arrêté l'argentique en 2007, c'est pour ça que ces trois décennies sont mentionnées, quand bien même les années 2000 sont très minoritaires au final.
Pourquoi as-tu arrêté l'argentique ?
Après 1998, j’ai quitté Paris pour le Vaucluse et je suis devenu père au foyer ! Etant à la campagne, les concerts ce sont raréfiés et il fallait que j’aligne toujours plus de bornes en voiture pour les trouver. Les débouchés pour mes photos N&B ont eux aussi fortement diminué, tout est devenu trop cher, trop polluant [NDLR : François fait ici allusion aux produits de développement et de tirages et aux déplacement en voiture], j’ai décidé d’arrêter au bout de vingt années. Terminées les longues heures dans mon labo... des moments que j’adorais et que je passais toujours en musique !
D'accord. Et que dis-tu de la nouvelle génération, celle des Guerilla Poubelle ou de Krav Boca, des gens qui croient encore dans la marge ?
Le rock indé n'est certainement pas mort, mais il a moins de médiatisation – je parle des réseaux, des fanzines, des radios libres et malheureusement beaucoup moins de public. Les groupes dont tu parles auraient certainement préféré commencer à tourner dans les années 90, avec leurs aînés, profitant ainsi de la vague...
Comment sont rangées les photos dans le livre, un ordre chronologique ou alphabétique ?
Il n’y a aucun ordre, ni index, ni classement. C'est rangé à l'arrache (rires). Kroustine, ma compagne, avec laquelle je bosse depuis plus de trente-cinq ans, m'a donné des conseils. J'ai tout imprimé sur des feuilles et tout étalé au sol. Ensuite, j'ai tout mis dans un ordre en faisant quand même des rapprochements. Mais si je devais le refaire, ce serait sans doute dans un ordre différent. La seule certitude que j’avais c’était que la première photo du livre devait-être une fille ! J'ai alterné les photos verticales et horizontales en pleine page et les quatre ou deux photos par page, les photos 6x6 (et même une ou deux 6x7) ont été positionnées de façon à ce que ça rende une esthétique homogène qui les mette chacune en valeur. Sans Kroustine, il n'y a pas de livre. Elle est avec moi depuis le début, nous nous sommes rencontrés dans la salle de concert Capsul’ Rock en région parisienne [NDLR : à Champs-sur-Marne] où son frère faisait le son et ensemble nous avons été de tous les concerts depuis 1987. Elle avait déjà donné un coup de main à Scènes De Rock En France et elle a fait la maquette de l’exposition du même nom qui accompagnait le livre (plus d’une centaine de lieux d’exposition). Elle est graphiste et elle m'a emmené sur le numérique en m'apprenant à gérer les divers logiciels. C'est pour ça que j'ai continué après l'argentique, alors que j'étais voué à arrêter ! Mais le numérique et la couleur en général pour les photos de scène ne m'intéressent pas plus que ça !
Comment as-tu sélectionné LA photo pour chaque groupe, avec tes visuels étalés au sol ?
Je précise bien que je n'ai pas fonctionné par groupe, je me suis ôté ce critère de la tête. Je n'avais pas à faire un panorama exhaustif de la scène rock en France. Pendant deux ans, j'ai scanné cinq-cent photos et ensuite j'en ai éliminé énormément pour ne garder que les meilleures. On peut retrouver dans ce livre des groupes dont je ne suis pas excessivement fan, mais pour lesquels la photo rend très bien, et à l’inverse des groupes que j’adore n’y figurent pas, car les photos ne sont pas à la hauteur. Dans les petites salles avec des conditions de lumière difficiles, on ne peut pas choisir et faire des photos excellentes car on adore le groupe, malheureusement ça ne marche pas comme ça.
Tu as utilisé un boîtier 6x6 en concert ?
Non, c'était uniquement pour des sessions en extérieur. Dans ce recueil de photos on trouve du live et des photos posées.
J'aime beaucoup le dynamisme de ces punks qui sautent la barrière...
Tu parles d’une photo du groupe Infraktion ! Figure-toi que c'est en cherchant des photos à scanner que je suis tombé dessus. Je ne l'avais jamais tirée et je l’avais oubliée ! À une époque j'en faisais tellement que je n’avais pas le temps ni l’argent pour tout exploiter !
Pour les scanner, ça a été plus facile avec les logiciels ou plus compliqué comme on peut zoomer sans fin pour chercher les imperfections ?
Grâce au numérique, c'est très facile de gérer un négatif couvert de taches de calcaire ou de poussières. On a des outils que Kroustine gère très bien et elle a tout nettoyé. Si j'avais fait ça à l'ère de l'argentique, on aurait imprimé des tirages et le résultat aurait été de qualité moindre. La technologie numérique sur laquelle je n'arrête pas de râler m'a en fait bien aidé pour ce livre !
Pour le choix de l'imprimeur, le format, la qualité du papier, tu as négocié tes envies ?
C'est une négociation et Kroustine voulait quelque chose de classe... ne pas rééditer l'expérience de Scènes de Rock en France. J’entends souvent qu’on en parle comme d'un livre culte et je le comprends, mais en dehors du fait que le panorama de la scène de l’époque était très réussi, cela reste pour moi une impression catastrophique avec des photos non mises en valeur... On a tout fait avec Archives De La Zone mondiale pour que le résultat final de ce livre-ci soit impeccable. J'avais cette envie de faire une monographie depuis des années et à un moment PariA m'a contacté avec un projet similaire autour de mes archives et j'ai dit banco ! Heureusement qu'ils ont été là car aucun éditeur n'aurait voulu de ce projet.
Tu as donc la profondeur du noir souhaitée ?
Oui... Si on arrive aux 500 précommandes et qu'on l'imprime, je me rendrai chez l’imprimeur pour aviser le BAT. Comme techniquement, on a scanné les photos en quadrichromie, on peut avoir des teintes qui ressortent et il faudra peut-être faire des corrections, mais je ne suis pas inquiet car les personnes à qui on a confié le suivi technique du livre et l’impression sont des pros !
Le choix des marges noires, que je connaissais dans les années 80, tu peux nous l'expliquer ? Ce cadre projette le regard et donne aussi un côté sale.
Le cadre noir est essentiel pour moi : il ne peut pas y avoir de photo sans ce cadre. Toutes mes photos sont tirées plein négatif, non recadrées. Ce cadre laisse voir le bord du négatif. Je fais le cadrage avant de shooter et il est hors de question pour moi de recadrer. Marsu me le fait dire dans la préface, c'est immuable et non négociable.
Comment gérais-tu ce stress de la photo à prendre ? On est aujourd'hui à une époque où certains filment et extraient des visuels, d'autres font quatre-cent photos sur un concert et passent le set à les regarder et les effacer...
J'ai fait de l'argentique jusqu'en 2007, pour te dire à quel point j'étais allergique au numérique ! C'est ma génération, on a grandi avec ça et on n'avait pas le choix. Tant qu'on n'avait pas développé, on ne savait pas ce qu'on avait comme rendu ! Pour moi, ce n'était pas un stress, c'était le quotidien.
Tu as été photographe tireur ?
Je faisais développer mes négatifs pour qu'ils soient le plus nickel possible et ensuite je faisais mes tirages moi-même sur papier, à la main. Le labo, c'était Picto, cité dans Scènes De Rock En France. Développer un négatif c'est très dur, il ne faut pas se planter d'un ou deux degrés sur la préparation... Il faut être super précis... et si tu as une eau très calcaire, il faut se débarrasser des traces au séchage qui peuvent rester sur le négatif. Aux Gobelins, j'avais pris l'option laboratoire : ça m'a permis de comprendre ces difficultés et j'ai finalement passé la main. Ce qui me coûtait un fric fou : à l'époque, c'était cent francs [NDLR : quinze euros] pour développer chaque pellicule, mais je mettais toutes les chances de mon côté pour avoir un bon résultat. Parfois dans des petites salles, je n'avais qu'une bonne photo sur une pellicule de 36 poses, tant la lumière manquait (je préférais les photos sans flash), mais j'étais heureux de l'avoir !
Tu n'as pas travaillé sur l'effet de flou ?
Il y en a quelques-unes, parfois ça me plaît, parfois non, c'est un peu la magie de la photographie.
Prendre une photo en concert, ça t'oblige à être concentré, à travailler ton art au lieu d'être un spectateur.
Pour moi, c'était une concentration extrême. On me dit que j'ai assisté à plein de concerts et c'est vrai, mais souvent j'oubliais la musique, j’étais focus sur les musiciens, les lumières, j’avais quand même un fond sonore très agréable et très motivant. Je restais jusqu'à la fin, je suis un peu têtu comme mec. Même avec très peu de lumières je restais scotché, c'était une vraie obsession, ramener coûte que coûte une belle photo.
Qu'est-ce qui te faisait rester ? Pour garder trace ? Pourquoi es-tu venu à la photo ?
Je suis musicien moi-même et c'est en jouant dans un petit groupe que je suis entré dans une association d’organisation de concerts pour laquelle je faisais des photos (Capsul’Rock à Champs-sur-Marne en région parisienne). La musique, c’est toute ma vie. Je voyais les musiciens sur scène et ils me faisaient rêver, j'avais envie d'être à leur place, j'étais bien au bord de la scène ou même sur la scène et c'est pour ça que j'ai accumulé ces tonnes d'archives !
Parfois l'image qu'on prend c'est un écho, comme celle du Clash...
Tu mets le doigt dessus ! Je remercie Pennie Smith dans ce livre, pour m’avoir donné envie de photographier du live en N&B, cette fille a photographié ce qui deviendra la pochette du troisième album de The Clash London Calling [NDLR : cette année, on fête les quarante-cinq ans de cette photo !]. À quatorze ans, je me prends cette photo et la musique qui va avec en pleine tronche. Mais ce genre de photo, je n’ai jamais eu l’occasion de la faire en concert, car tous les groupes indés que j’ai photographiés faisaient attention à leur matos et ne pouvaient pas se permettre de fracasser leurs grattes sur la scène. Mais j'ai une photo d'un groupe, The Craftmen Club, sur laquelle le bassiste ne fracasse pas sa basse vers le sol, au contraire, il la pointe vers le ciel, tout est légèrement flou sur cette photo, sauf la basse à la quasi verticale, pour moi, oui cette photo fait écho à celle de Pennie Smith, mais la mienne est moins sauvage et spectaculaire. J’aurais évidemment adoré photographier The Clash sur scène !
Peut-on encore rêver sans l'image avec la musique ?
Aujourd'hui la plupart des salles de concert n'ont plus leur projecteurs d'avant, elles sont souvent équipées avec des lumières LED, il y a une débauche de couleurs fluos et ces projecteurs tournent dans tous les sens, oubliant d’éclairer les musiciens sur scène, ça arrose partout du sol au plafond et le rendu est décevant en terme de lumière et de couleur ! Je suis très content d'avoir photographié à mon époque, car aujourd’hui continuer à faire du N&B argentique, comme numérique, dans ces conditions de lumière, c’est impossible ! Mais pour revenir à ta question, oui on peut toujours rêver sans l’image avec la musique. Ecouter de la musique les yeux fermés restera toujours un moment fort et personnel, dans lequel ton imagination sera toujours plus forte que n’importe quelle image !