Il est des livres qu'on parcourt en se pinçant : ils ont en eux quelque chose d'inédit, forment à eux seuls un courant qui entraîne la pensée. Le deuxième tome de V I E est de ceux-là, comme le révèle la chronique que j'ai tenté d'en faire. En cette période de rentrée littéraire, à l'heure où la poésie est de moins en moins vendue, s'engager dans un projet long et à l'accès difficile relève du sacerdoce. Ce courage artistique rejoint celui de nombre de niches musicales que nous connaissons, dans lesquelles les avant-gardes se sentent parfois bien seules mais n'en font pas moins grand bruit. C'est pour amplifier cette voix que nous avons choisi d'échanger avec l'auteur, François Richard. Il sera question de maladie et de révélations, de musique et d'écriture, d'oubli, d'ivresse esthétique et de Rimbaud au milieu d'autres noms...
Obsküre : Quand es-tu entré en littérature ? Et comment expliques-tu ton silence éditorial entre 2009 (Loire sur Tours) et 2022 (premier tome de V I E) ?
François Richard : Je pourrais faire un livre pour répondre à cette question et je pense que tout le monde préfèrera que j’aille vite, je te prends trois paragraphes pour trois seuils (plus un autre pour la deuxième partie de ta question). En premier, avec mon frère Mathias, grâce à qui je t’ai rencontré, on avait des parents dans l’éducation donc forcément, culturellement, l’écriture n’était pas loin, il y avait des livres partout. Pourtant dans ce décor il y a plutôt eu, vraiment très tôt, une confrontation à l’incommunicabilité, et à l’autisme, de manière déstabilisante, fondatrice à sa manière pour la suite de la construction. Peut-être que ça a commencé déjà là, la soif de trouver dans le langage se réinventant le moyen de frayer jusqu’à faire enfin vibrer les murailles sans affect apparent en face, et de ce frayement émane une impression d’étrangeté, dans sa lisière entre là d’où vient la vocabilité de l’enfant et l’inconnu qu’elle tente d’inaugurer, se déréglant d’instinct en intuition comme par un sonar, aimantant des vibrations à la fois autres et chargées de sens pour les deux.
Pourtant aussi, pour moi la plongée dans la littérature s’est faite sur le tard – les textes qui m’ont donné envie de lire, je les ai rencontrés l’année du bac et pas du tout grâce au lycée, plutôt par les circuits pirates, les revues, les paroles de chanson, les extraits poétiques de tracts politiques. Avec une poignée d’amis, dans cette période 1993 – 1996 pour prendre large, on était assez insulaires, rebelles par rapport aux autres jeunes, on était plus proches de la faune des concerts de MJC et du Bateau Ivre de l’époque, où on pouvait rencontrer des jeunes autant passionnés par Sisters of Mercy que par Les Chants de Maldoror. De la musique qui te balance contre les murs comme des écrits qui crèvent le ciel. Vus de mes presque 47 ans, travaillant avec des jeunes de cet âge-là aujourd’hui, j’ai l’impression que le rock est moins dans leurs têtes, et la poésie encore moins. C’est pas une phrase de réac, je pense que ça répond en anticipé à tes questions qui arrivent sur l’accessibilité : que mon truc aurait eu un impact plus direct dans ces années-là (ninety-something), auprès de ces jeunes irradiés, parce qu’il aurait été plus intuitif dans les percepts de poésie et de fureur qui nous traversaient tous.
La révélation d’une possibilité de vivre par la lecture s’est imposée dans les ruptures biographiques de mes années de « formation » (ou de déprogrammation) : entre 1994 et 1995, ma première rupture avec le système (j’obtiens le bac et par la suite ne me rescolariserai jamais plus d’un mois) je me suis pris les premiers textes qui m’ont à la fois mis une claque et quasiment provoqué un effet Stendahl – et cette idée d’un vertige par la beauté est restée comme la sensation-matrice, comme le rush d’une belle première fois que l’on se reprend avec le souffle coupé chaque fois que l’on s’en souvient : la possibilité du vertige esthétique jusqu’à un transport corporel et psychique hors d’ici et vers meilleurs (plutôt que vers « ailleurs »), qui m’avait jusque-là été provoquée uniquement par la musique, était donc possible avec l’écriture. L’impression d’un appel sous le plus beau drapeau, un ordre apodictique. Parmi ces quelques textes il y avait Mus de Maurice Regnaut (qui bien après, en 2007, clôturait le volume Raison Basse paru chez Caméras Animales), le début et la fin de 1993 de Mehdi Belhaj Kacem, Méridien De Sang de Cormac Mc Carthy, pas mal de textes très courts issus des revues que j’adorais déjà compulser, où qu’elles me tombent dans les mains. Je me souviens que je me suis payé les livres sus-cités avec mes quelques économies pour flamber l’après-bac, et je l’avais fait intimement, sans en parler, c’était bizarre cette impulsion vers des livres alors qu’encore une fois, jusque-là je ne lisais pas, et qu’ils inauguraient en contraste la longue spire vers mes tréfonds.
Bien après, je me suis rendu compte que plusieurs livres pour la jeunesse et pour ados avaient eu une importance inconsciente – comme L’Enfant Qui Avait Envie d’Espace de Jean Giono. En particulier ceux très allusifs, où tu devines un sens profond et sombre entre des phrases espacées et lumineuses ponctuées d’images travaillées. Si je vibre par cette sensibilité à l’« étrange mais touchant et prometteur de sens », cela vient des premières années évoquées plus haut mais aussi de l’exposition au fragment inspirant, à ce parfum d’énigme magnétique (attisant d’inconnu et de beauté insaisissable à la fois), pressenti comme ressemblant aux seules clés possibles pour sortir d’ici, liminales, tout près. Je marche depuis très longtemps et suis aujourd’hui habité de la certitude que, depuis le livre, la proposition démesurée que formulent puis créent les personnages de V I E est notre seule chance de gagner un sens d’être, plus vite que les nouvelles que l’on reçoit chaque jour de l’immonde. Et je pense que je dois les accompagner plus vite, bon. Impossible d’éluder aussi que, dans mes années de développement déviant de l’entendement commun, il y a la communion à la magie, l’addiction aussi à l’imprégnation des invocations et rituels répertoriés à un seul endroit, un attrait irrépressible pour les vieux grimoires des librairies anciennes, où l’on se plonge dans des contes immémoriaux écrits dans d’autres langues, des poèmes versifiés en français sur des centaines de pages et d’auteurs inconnus, des traités de reliance (Alice Bailey, Sarane Alexandrian, Patrick Burensteinas un peu après). J’avais des impressions de retrouvailles, de trouver les officialisations et le sens supérieur avéré de choses que je faisais -célébrations par dispositions d’objets recueillis, rapprocher des triptyques en pentacles et les regarder en jouant de la guitare débranchée, trouver l’air en me mettant des images en tête, recouvrer les interprétations continues de signes en crue chaque fois (comme par exemple, de trouver sans arrêt, et à tous les sols, des trombones par terre quand je marchais dans la ville), tracer leur espacement comme de nouveaux zodiaques, appeler hors d’ici à travers eux, à la manière de ceux qui se collent un coquillage à l’oreille pour percevoir une dernière trace du froissement de la mer. Et de cela, le lien avec la littérature poétique à sa plus haute intensité s’est fait graduellement, mais pas du tout tout de suite. Ce que je suis lancé à écrire avec les cinq livres V I E, c’est un grimoire spectral qui rejoint jour à jour son incarnation d’égrégore au beau milieu du monde créé, comme un pavé sur la vitre dont l’impact durerait sept, peut-être dix ans.
La troisième rupture, c’est en 1996 et la maladie jusqu’à la presque-mort, jusqu’à ce que mon premier livre Vie Sans Mort en 2003 m’extraie de cette plongée orphique, anorexique, vers le centre de mon propre corps. C’est un livre de fragments comme les reliques d’un corps mué. Dans ces quelques sept ans, mon corps est définitivement entré dans les signes, de tout son suaire, sans besoin pour cela des livres (même si j’en avais beaucoup dans mon sac), comme d’avoir traversé le miroir. C’était une contre-vie, de pendule sonarisé dans la ville et dans le vide, anté juste à des ombres en réseau aussi subtil que galvanisé, capable de maestria dans les rencontres et les situations, les coïncidences et les sérendipités, révélant un sens mieux qu’un channelling ; une geste de cabales entre la fin du soir et l’aurore, de cartes au trésor griffonnées, de dés lancés dans la géométrie de la rumeur qui porte le passant. Ẏcra Percer À Nuit Le Monde est un hommage aux gens éphémères que l’on croise dans cette marge de la vie, et ce sont des mages, des créatures, j’en ai même rencontré un qui volait. C’est une dimension, un plateau différent, de toute envergure, analogue à la puissance grisée du cerveau lorsqu’il tient enfin son suspens brumeux de ses secondes de réveil à cinq heures du matin.
Et c’est dans ces années-là que je suis passé de lecteur à "traceur". Le mouvement s’est lancé et il y a eu une radicalisation à un moment, je m’en souviens avec un émoi sauf, dans un bus, que je ne peux appeler autrement que descente du Verbe en moi comme Excalibur dans la pierre. C’est simple, les fragments tombaient en continu et je devais les noter. Je le devais ; comme je marchais tout le temps, j’écrivais partout, vraiment partout (sur mon permis de conduire, sur mon sac, sur mon bras…), une pluie contenant des ruines que je pressentais déjà qu’un jour je devrais reconstituer, rebâtir. Un peu avant l’atteinte de cet état, en 1997, la nuit cloué sur un lit d’hôpital, juste à côté de là où naîtrait mon unique fille treize ans après, à 34 kilos et une sonde gastrique, il y a un temps de suspens de mon métabolisme, il y a eu la mort. J’ai une autre sonde simultanément, celle de mes écouteurs dans les oreilles liés à d’anciennes Nuits Magnétiques de France Culture. Une musique inouïe, électronique, avec des textes d’une poésie surpuissante. Je suis sûr que ce sont eux qui m’ont ramené, et qui ont ébranlé mon corps, et mes feuilles sont là. Ces émissions de meilleurs dans mon entente (ce mot est d’ailleurs un synonyme pour la paix), un venin subtil, des touches de la plus haute, la plus discrète et la puissante sensibilité aux points nodaux de mon être, en sont demeurées comme les rappels aussi d’une promesse en moi, où je redescends toutes les nuits. Il y a un travail dans les phonèmes, à la pointe de l’attention entre leur son et leur sens, leur vibration dans l’entendement, qui permet une proximité du terme de toute chose, la création du sens humain. Elle ne s’obtient pas en laboratoire de linguistique (laquelle parlerait d’"absorption cognitive") mais dans une attention fiévreuse, une cadence chamanique (j’écris toujours en battant du pied, jusqu’à entendre ce trait d’union son-sens dans le psychisme), la "zone" représentée dans Stalker. Et ce avant d’entendre parler des divinations par la kabbale des lettres, de la langue des oiseaux ou encore de la langue transmentale de Khlebnikov, que j’ai croisés surtout comme des réconforts dans les livres du bar, lors que ma certitude était déjà scellée. Mais elle ne doit jamais être détachée du sens de l’entendement commun, elle ne résonne que si elle s’adresse à l’humain d’où elle résonne – c'est ma différence de conception avec les lettristes ou avec le zaoum, par exemple. Elle ne doit pas seulement bénéficier d’une audience (être audible) mais créer une entente (être entendue). Elie Delamare-Deboutteville disait de moi que j’étais un "chirurgien de l’absolu", dans cette fragmancie insistée que je tente de porter et de relier, devant tous. On libère les voies d’un souffle du plus haut de nous en nous et il est aussi contagieux qu’intraçable, comme le surgissement des plus merveilleux riffs du rock. Un aphorisme doit provoquer le même frisson qu’un riff (j’ai déjà parlé d’"aphoriffs"), chaque phrase d’un texte comme la première et à la même convulsion que l’intro du Tostaky. Dans cette pulsation derviche sans mort, le syndrome de Stendahl devient la furor de l’aède, libère chaque terme comme à la fois réinitialisé et porteur de la fin, un grand présavoir immensément rapproché.
Après les trois livres entre 2003 et 2009, il y a eu la conjonction d’une résolution et d’un tunnel biographique : dans l’écriture surtout ne plus rester dans le même rythme, sinon je savais que je referais Esteria, le livre de poésie enchainée qui était devenu ma marque de reconnaissance, jusqu’à la fin de ma vie. Et je venais de pénétrer ce qu’on appelle la vie d’homme, la jolie expression "avoir charge d’âmes". Ces deux aspects se sont entendus. J’ai travaillé toutes les nuits la musique et l’écriture, en souterrain. D’année en année ce qu’il me restait à montrer est apparu, touche à touche, jusqu’à une certitude dans les trames comme un signal ; ce soir-là j’ai réécrit à Nathanaël Flamant.
Ce deuxième tome escamote davantage la trame narrative. Alors que nous ne demandons pas à comprendre la musique, avec un livre, il en va autrement...
Sans le vouloir, tu as mis le doigt sur le principe secret du livre. Vraiment, la musique ne t’inspire jamais des interprétations, des tableaux, des scènes, voire des révélations de vie juste dans la manière d’élever un message que tu avais déjà entendu cent fois (sourire) ? Ce sont les monuments de la musique qui m’ont fait articuler, à mon corps passant, les lois qui émanent de ma chanson de geste. Revenant de cette certitude, j’admets que ta chronique va dans la tonalité des quelques-unes lues depuis la sortie de ce livre – l’enjeu à rentrer dans le texte, le défi à relier le narratif, bref une vraie circonspection... Et moi de l’autre côté, malgré l’âpreté de mes textes, il y avait longtemps que je n’avais plus été confronté à cette "dissonance de perception". Avec ce volume, dans l’intension (sic) il y a eu cela : il y a eu rythmer l'éclair aphoristique à chaque phrase et je m’en sentais simultanément la puissance, la potentialité, d’un tel projet. À l’arrivée c’est même le seul livre que j’ai été capable de relire (les précédents m’avaient fait inventer le mot « irrelisibles » !) et qui m’a fait impacter ce sensible plus de maîtrise par rapport aux autres, dans le sens aussi des primo retours de mon éditeur. Je pense humer où se sécrète la dissonance d'impact de l'auteur aux lecteurs : est-ce que vraiment le fil narratif, éclaté au maximum dans ce livre (il s'agit de poser les éléments d'un univers fait de quêtes simultanées, que le prochain livre va rapprocher) briderait l'accès à la simple immédiateté poétique de chaque phrase ? Ou serait-ce le fait de ces grands empans imposants qui se succèdent. Je l’ai éprouvé dix fois aux relectures : les mouvements n’étaient plus sécables. Musicalement, tu enlevais une note reliée et tout se cassait la gueule, tu la maintiens et c’est le ciel.
Pourtant, au fil des pages, on capture des instants, des idées, le parcours général de ces personnages et leurs liens.
Heureusement ! Et on a le droit de revenir en arrière, de marquer les pages, de régénérer son propre chemin : exposé à la foudre à chaque fragment là-dedans, on y recouvrera de toutes façons le sens.
Et puis, c’est bête mais je ne suis pas vraiment d’accord : sur certains passages, en dialogues, en tant que traceur j’ai rarement été aussi explicite, aussi incroyablement clair sur le projet. En contraste à côté, oui il y a des parties plus denses dans la concaténation d’éclairs, comme nager dans le lac de Catatumbo. Impossible de me comparer aux plus grands ainés mais pour te donner l’idée : si tu lis la première page des Illuminations, de L’inquiétude de Novarina ou encore de La Nuit Juste Avant Les Forêts de Koltès, c’est de la narration mais on est tout de suite entier téléporté dans un autre référentiel sensitif, comme d’avoir bu toute la bouteille en quatre secondes sans avoir compris comment, où, pourquoi… les chakras ont été envahis et on tremble, on pleure dès cette page.
Tiens, reprends juste les chapitres sur les anges déchus de la planète Saint-Michel (p.47), puis leur vision libératoire du Lion vert rue de l'hirondelle (p122), éventuellement le jour d'après dans les gravats ceux qui passent parler à l'enfant qui dessine (p.155)... Cette partie scindée en trois est comme un roman dans le roman, le troisième passage fait le lien, et si je devais donner un exemple dans ce que j'ai fait où la rudesse de l'écriture réussit à atteindre l'entendement et la sensibilité commune, je citerais celui-là. Que j’invite tout le monde à retrouver dans l’objet radiophonique de Jean-Christophe Ozanne en lien ci-dessous. Je suis incroyablement heureux et fier de ce qu’il a fait.
On plonge dans la langue et les personnages, comme si on nageait avec eux, sans voir ce qu'il y a au fond ou au loin. C'est à la fois grisant, ça demande du souffle et de continuer à battre des bras et des jambes, mais aussi terriblement déstabilisant, comme je le mentionne, car ça rompt avec des habitudes de lecture...
Ecoute, presque tous les circuits narratifs secrets, les énigmes dans les motifs que prend la trame dans la lecture chronologique, sont voués à montrer le visage qu’ils veinent, à être en quelque sorte élucidés – pour parler de manière romanesque – dans un chapitre central. Ce qui en fera aussi le centre des cinq livres. Là, d'une certaine manière, il n'y aura plus ce frein de la compréhension narrative à l'abord de chaque phrase, juste l'accès pleine face à l’arrivée de tirs. Depuis le premier souffle, le premier geste et le premier trait de ces ouvrages, dans mon intention tout cela, et chaque tir, procèdent d'un sens, tout à fait intelligible, lié à la fin. Je travaille à cette amplification désormais.
Cette illisibilité relative, due à la langue, aux choix explosés de narrateur, à la perte de repères temporels, s'inscrit-elle dans une lignée ?
Pour te répondre sur le raccrochage à d’autres auteurs, je ne sais pas, peut-être Novarina qui ferait du Damasio…
Si tu me demandes, mais je suis le plus mal placé là-dessus, je n’ai pas très envie de cautionner ce terme d’ "illisible", que je reçois mais qui bâcle tellement d’un mot tout ce que je fais. Il y a des montagnes de poésie contemporaine illisible (conceptuelle, structuraliste) et je ne me vois pas du tout là-dedans. Pour ma part en tant que lecteur, tu peux écrire tout un article autour, ce mot suffira à ne pas me donner envie d’aller voir. Pour faire simple, dans la littérature et sans doute plus précisément la poésie, il y a le créneau de ce que certains appellent l'hermétique et que je préfère appeler l'ouvert, l'équivocité. L'interprétation inaugurée en soi, révéler au lecteur qu'il devient le chef d'orchestre de ce qu'il lit, c’est l’essence du bouleversement du passage de l’art par le corps… Ce mode s'est imposé à moi et depuis je travaille à l'affiner tant c'est un rebord acéré pour funambuler. Ces dix dernières années, j’ai la sensation qu'il m'a révélé peu à peu le sens de sa teneur, son sens, sa raison d'apparaître hors de l'intériorité. Cela se joue par les symbolisations hypnagogiques de V I E, un peu comme de pousser le style lui-même sur une scène de théâtre pour qu'il révèle son essence en se mettant en perspectives.
Mais bon sang, toute entrée dans la littérature a-t-elle une autre motivation, consciente ou non, que de cerner "le lieu et la formule" où Rimbaud s’est résolu ? Cet état psychique vaudou peut y mener.
Allez je prends un passage qui est sans doute l’un plus denses ("illisibles"), qui je pense doit inspirer çà et là ce fameux mot de ta question ; le passage où l’on passe de la dimension des cavaliers, aux jeunes du squat noir, à René-Hans. Dans ce mouvement qui avance par touches vertigo rapides, je copie-colle au hasard, c’est parti :
"Mais il jouit sans le savoir d’un mystérieux sauf-conduit à travers ses propres ondes asaines, celui de se livrer ivre à tous les détours en braille à tâtons, tous les angles se prendre, d’explorer le temps en le prenant entier encore muet comme d’autres l’encre de la parole, muent avec cette obscurité faite un oiseau et électricité sidérale sans limite, émotion philosophale dans le sengs. Jugurtha son nom d’être caché.
Nourrira cette soif terrible en chacune de ses cellules, qu’elles constituent le corps égrégore. S’en frapperont à tous les murs corps. Briser ses chaînes deviendra briser sa chair, une à une chairs transchutées en airs, en voile temporel légendaire déployé aux âmes."
Comme a dit Calvin Russell entre deux grands morceaux dans un concert : this is my way. And we’ll do all of this my way.
Tu cites le théâtre, je cite la musique ; on n'a pas abordé le cinéma, alors même que Maxime Lachaud a sorti un livre-somme sur le cinéma hypnagogique : ton écriture pourrait peut-être trouver son équivalent dans les films surréalistes de plusieurs époques ?
Bravo, je ferai le même début de réponse que pour la comparaison avec la musique tout à l’heure : tu es le premier à relever l’aspect cinématographique de ce travail. Il s’agit bien d’un film dans l’art littéraire. Les ombres amplifiées et sonorisées d’un spectacle total (danse, poésie, architecture, cinétiques, sons vertigineux…), et l’on aimerait briser l’écran, voir à quelles figures prodigieuses ces sons et ces ombres appartiennent. Peut-être nous-mêmes un peu plus tard. Elles nous y tractent.
C’est souvent net dans le début de mes livres, avec les pages-écrans successives, puis le fonctionnement par grands mouvements sans cesse divisés entre le plan des pas et le plan du psychisme, des grands plans-séquences sous stroboscope en quelque sorte. L’esthétique du "trip ancré" est importante pour moi, il se joue une quadrimensionnalité de l’esthétique, une orogénèse.
Or mon aspiration en littérature, quand je prends un livre, est d'ouvrir le livre à n'importe quelle page et de trouver ça beau, même si je n'y comprends rien. Recouvrer l’éclair onirique de quand j’ai été fulguré. Le sens global arraisonné est très important car il donne à chaque instant la profondeur de la perspective, qui est celui de notre condition, et je crois que c'est par lui que la beauté de chaque phrase peut émaner, mais en retour il n'est pas besoin de saisir cette destination finale pour apprécier la beauté de chaque phrase qui (la beauté) mène à lui, juste le pressentir, le frôler, jusqu'à une forme de révélation indicible et de certitude sur tout, dans l'impression envoûtante cautérisée.
Enfin, pour moi dont on a pensé sept ans que je ne serais pas autre chose que l'asocial complet, l'anorexique définitif au bord des choses, et qui finalement traverse la condition d'homme, il y a l'enjeu parallèle à rendre audible dans le monde cette écriture extrême qui est la seule chose qui insurge la vie par moi, malgré sa prime inadmissibilité. C'est aussi l'enjeu du cycle V I E, trouver ce fil où elle devient sensible à tous sans se dénaturer. Les retours m'y aident beaucoup, livre après livre. Mais même si cela advenait, je pressens des chances que Ẏcra...reste toujours mon présent secret le plus absolu. Une allégresse que je n'avais jamais connue à me relire -et je ne prends pas de drogue ;).
Tu cites beaucoup d'objets culturels différents dans chacun des deux volumes publiés et cela ancre une époque, un moment de publication tout autant que ça donne des repères variés, populaires assez souvent. Est-ce un poids d'équilibre face à de possibles accusations d'élitisme ?
Je chasserais plus volontiers ces références que les passages accusables d’élitisme, si c’était à faire. Plusieurs fois, en relisant les épreuves, je me souviens m’être demandé si je devais les garder. À un moment de tant d’hésitation, elles restent. Elles créent effectivement des sortes de béances sporadiques de respiration décalée, ce qui est intéressant dans la musicalité de l’ensemble, que j’aime ressentir comme un livre de conte insituable, un grimoire qui pourrait aussi absorber un jeune.
Cela me rappelle aussi les répétitions du groupe de rock il y a longtemps, où au cours des débats sur garder tel ou tel riff je notais souvent qu’il y avait trois sortes de plans : les bons, les mauvais, et ceux dont on n’arrive pas à se débarrasser. On finit par les caser aussi, et à la fin, ils comptent beaucoup.
Tes personnages sont dans l'enfance, sans souvenirs précis. L'amnésie ou la maladie d'Alzheimer sont des sources d'inquiétude ? Ou est-ce symptomatique/allégorique d'un monde où l'instantané efface l'Histoire ?
Ce point est révélé vers la fin, dans la discussion entre l’enfant qui dessine et Evangel. Je me souviens de ce mot de Maurice Blanchot [NDLR : photo ci-dessus], en substance : "pour commencer l’œuvre il faut oublier qu’il y a des œuvres, il faut oublier qu’il y a des hommes." Le seul moyen de tout hisser hors d’ici est une initiation qui, de fait, initialise tout, déporte la mémoire et la sensibilité vers leur en-puissance peuplée d’autres textures de peau comme de ciel, et d’oiseaux fous irrattrapables, dans cette cellulaire de l’altérité à l’envers de nous. Les occidentaux ne comprennent pas cela tandis que de nombreux peuples n’ont pas oublié le caractère vital des rituels de passage, de la reliance du jeune à sa légende en passant homme. On n’y passe pas d’enfant à homme mais d’enfant à héros. Dans cette hauteur atteinte, on pourrait choisir un chemin bien loin de la société adulescente, que l’on voit tout consumer. Mais le vrai courage est de revenir traverser le monde, jusque là où mène cette corrosion de chaque pas. Le corps dans ses craquellements en deviendrait une chrysalide, finirait par occasionner à son sillage l’initialisation ultime. C’est ce qu’il se passe pour tous les hommes chus dont je parle. Ils ne savent qu’ensemble, même disséminés et terriblement seuls, ils forment une poussée, dans ce que l’on appelle parfois la noosphère, l’état global de la conscience humaine.
De quels soutiens bénéficies-tu face à cette grande œuvre ? Cinq tomes sont annoncés...
Oui, tu as choisi de mettre en avant mon éditeur et je souhaite en dire quelques mots à mon tour. Le Grand Souffle est un collectif qui a été très actif dans les années 2000, captant tout un pan de la création littéraire aventurière qui ne l’était pas, malgré l’effervescence du moment en la matière, je l’ai évoqué (cette période me faisait penser, en littérature, au début des années quatre-vingt-dix pour le rock – effervescence, multipolarité, expériences, profusion..). Ils venaient d'un peu nulle part et ont porté miraculeusement des écritures modernes qui n’étaient pas dans les rets d’une forme d’expérimentalisme m’as-tu vu bien répandue. De manière juste ils appelaient ces traits qu’ils portaient des écritures dés-emparées… Avec des p*tains de chefs d’œuvre au passage, comme Un Printemps d’Éternité de Claude Tannery, Souviens-Toi De Ta Noblesse de Marie Milis, Anaérobiose de Mathias, la revue La Sœur De l’Ange, la trilogie anonyme de l’Impansable.. Et puis sur le début des années 2010, ils ont opté pour une sorte de repli stratégique, se sont recentrés sur la fabrication de livres, juste, pour ces "victoires dans l'absolu" dont parle Artaud dans ses lettres à Maurice Saillet… Quand je suis revenu vers eux en 2020, j’avais l’impression qu’ils étaient dans une forme de disparition consciente, travaillée, étagée. Le retour est pour moi la confirmation intime des miracles.
"Dans ces instants de combustion de son âme, où déjà la syndronicité des couteaux fusés sort du bois, Noroil partage le frisson du haut des toits dans l’adjacence inférieure d’un tunnel autoroutier et Noroil est peintre, se sait en mediumnie pour reconstituer ce blason de saufs à travers les paréidolies qu’il dévisage dans l’abstraction née des jets de sa furor.
Son visage est maculé d’une boue céleste sculptée."
"On lisait des poèmes jusqu’au chant intérieur. Dans toutes les langues. La guerre poétique finale fonde la langue immortelle renée."
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À découvrir, l’objet radio que j’évoquais : Cosmorama (qui est Jean-Christophe Ozanne, artiste compositeur radiophonique singulier, vertigineux) en partenariat avec la revue TXT, à partir d'un extrait de Ẏcra Percer À Nuit le Monde, sur une radio canadienne (ça commence à 2mn23, vraiment allez-y).