En 2024 est paru le nouvel opus studio de Gavin Friday, Ecce Homo, successeur de catholic (2015). Une gestation prolongée et marquée par le mélange des sentiments, entre adieux et renaissance : plusieurs années au compteur, incluant le renouvellement complet d’un processus commun avec Dave Ball (Soft Cell) à partir d’un remake studio commun d’un vieux classique de Suicide, mais aussi un accompagnement au long cours de la maman vers la fin et, enfin, une interruption du travail studio sur Ecce Homo par le moment Covid et la mise en suspens des activités humaines.
Mais voici l’homme, au civil Fionán Martin Hanvey. Peu de temps avant le début des nouvelles performances solo, Obsküre a rencontré l’ex-Virgin Prunes. C’est alors la deuxième journée de répétitions pour le groupe et notre homme nous parle de son processus, du maintien du désir, des projets. 2024 : une étape, une de plus.
Obsküre : Gavin, tu as pu exprimer dans des temps récents avoir développé une approche visuelle de la musique. Comment cela se manifeste-t-il ? Au stade de l’écriture, commences-tu par une image mentale à laquelle tu aspires à donner vie à travers la musique ?
Gavin Friday : Cette approche visuelle peut se traduire de deux ou trois manières différentes. Parfois, il y a, disons, un jam ou une improvisation. Dans ce cas, tu ressens quelque chose et je construis spontanément : j’ai une vision ou, disons, une idée me vient. Parce que la musique me parle, elle me dit quelque chose. D’autres fois, j’ai directement une idée pour une chanson et il me faut alors agir rapidement. Les idées arrivent comme ça, spontanément. Elles sont comme des petits flocons de neige. Ils tombent et peuvent fondre. Il faut essayer de les capturer, les conserver rapidement par une écriture. Mais lorsque tu as la base de l’idée, et que tu commences à entrer dans cette phase de construction sur sa base, c’est comme si tu étais en train, en même temps, de lui enlever quelque chose. Je vois toujours quelque chose visuellement dans ma tête, c’est difficile à articuler par le discours. Je me souviens de l’une de mes chansons les plus célèbres. Vous connaissez peut-être la chanson "Angel" de Shag Tobacco, dans le film de Baz Luhrmann, Romeo+Juliet. Je me souviens avoir regardé un film à New York dont la thématique de fond était le sida. Il y avait une scène incroyable sur l’ange de la mort qui rendait visite à un homme avant sa mort... J’ai trouvé cette image très belle. Comment pouvais-je, moi, recréer cela musicalement et obtenir cet effet ? Un passage qu'on lit dans un livre, ou une image que l'on aime, peut inspirer une idée. Et on essaie de la traduire en musique.
Cette approche visuelle demeure-t-elle sur scène, durant la performance ? Pendant le show, vois-tu aussi des images ?
Lorsque je suis dans la performance, j'essaie de transporter la musique, la chanson, dans la vie. Y faire exister l'idée et l’essence du sentiment que porte la chanson. Oui, nous aurons une dimension visuelle sur scène, mais pas à un niveau impliquant le recours à la vidéo. Nous n’utilisons pas de films. D'abord, il y a une raison économique : nous n’avons pas l'argent pour ça. Nous inscrivons donc notre démarche dans quelque chose de très minimaliste, avec un travail important sur la lumière. J’aime la performance, j’y deviens le personnage qui se trouve à l'intérieur de la chanson.
La fabrication complète du nouvel album studio Ecce Homo a pris du temps, parce que Dave et toi avez construit empiriquement, avant que Michael Heffernan (NDLR : ingénieur du son, en charge au final du mix) déclenche la formalisation de l’album par une remarque qu’il t’adresse un jour sur la qualité des rendus accumulés au bout de plusieurs mois. Y a-t-il une tendance ancrée en toi à te séparer du temps conventionnel de l’écriture et à suivre seulement ton instinct ?
Absolument. Je suis très chanceux, et heureux d’essayer toujours de faire ce que je veux faire et ce qui me semble bien, et ce qui m’inspire. Et par là même d’apprendre, aussi... Je me souviens, après avoir travaillé sur l’album catholic, d’avoir été sollicité par le compositeur Gavin Bryars, un génie du mouvement classique britannique, celui qui a composé "Jesus' Blood Never Failed Me Yet". Il m’a proposé que je travaille avec lui sur les sonnets de Shakespeare… Et j'ai été tellement enthousiasmé par sa musique, moi-même en restant narrateur, chanteur... Et j'ai appris tellement : parce que je travaillais avec un médium très différent, avec les gens de la Royal Shakespeare Company, avec lui. Et j'étais tellement rassuré… C’était comme aller à l'école ! Mais soudainement, les fans me demandent pourquoi je ne donnais pas d’autres concerts… c’est ainsi. Je fais ce que je veux faire, mais j'ai toujours fait cela je crois. Virgin Prunes, eux, faisaient un album et contredisaient les attentes des fans avec l’album suivant. Nous faisions ce que nous voulions – ce qui, commercialement, parfois, revient à se tirer une balle dans le pied, parce que les gens aiment recevoir ce qu’ils espèrent. Jamais vous n’obtiendrez ce genre de choses de ma part.
S'éloigner du temps normatif de la création d'un album, est-ce d’une certaine manière un moyen d'échapper à la dimension anxiogène de la deadline ?
Je n'échappe à rien. Pas de hippie en moi. Je ne m’éloigne pas de ce qui attache à la fabrication d’un album, je reste très conscient de ce qui se passe. Je sais rester proche du concret et suis toujours capable d'aller faire les courses ou de laver mes pantalons. Je pense que je tombe amoureux et que je m'observe moi-même à travers l'idée développée par un album, un travail en général. Mais il vient toujours un moment, rien que pour des raisons économiques, où il faut s’arrêter. Parce qu’en soi, un album ou un projet ne se termine jamais. Chaque personne créative, quand elle reprend son travail, se dit que l’on aurait pu faire mieux avec ces cordes, écrire mieux ce vers... Les délais sont une nécessité, d’ailleurs il n’est pas rare que certaines personnes me disent : "Gavin, arrête." Et elles ont raison, parce que vous pouvez continuer et continuer encore, ne jamais en finir. Mais avec la technologie… L’une des meilleures choses apportées par la technologie, c’est la facilitation. Avant, vous deviez aller dans un studio, ça a un coût. Aujourd’hui nous pouvons travailler à la maison, et intégrer ensuite les musiciens au processus. Dans l’attente, travailler sur ton ordinateur est loin d’être aussi onéreux, que de faire un album comme dans les années 1980, 1990. Mais ensuite, il y a un coût énorme à assumer par le fait de faire une tournée.
Un disque se construit empiriquement, couche par couche. Vois-tu un album se construire par l’accumulation des choses, leur coagulation ?
Oui, c’est ça, tel que je le vois. J’ai des idées, et on me dit "mettons ici la partie de clarinette basse de Renaud (NDLR : Renaud Pion, régulier de l’étape dans la carrière solo de Gavin et porteur du projet Atonalist), ici le violoncelle de Kate Ellis là (NDLR : violoncelliste impliquée dans la fabrication d’Ecce Homo avec Caitriona Finnegan)…" On a ces idées, les musiciens les jouent ou improvisent, et là je me dis : "Oh mon Dieu, c’est ça."
Mais c’est un exercice comportant de l’aléa…
Effectievment. D’autres fois un guitariste vient et pose quelque chose, et là on se dit "non". La musique, c’est couche sur couche. C’est comme une tapisserie parfois, et éventuellement, quand tu trouves le bon ton, ou le bon musicien, tu youches cette justesse espérée. Et la musique elle-même vous dit que c’est bien. Je crois vraiment à l’instinct. Et tu sais, émotionnellement, c'est comme lorsque tu mets une veste, et que tu te dis : ça ne semble pas bien, les épaules ne tombent pas correctement… La musique, pour moi, c’est comme ça. Quand une partie arrive, je sens des choses. Bien, pas bien. C’est un tout émotif, de physique et de subjectivité, de goût.
Tes deux prochains albums sont-ils terminés ?
Non. J'ai terminé deux ou trois enregistrements. L’un est un projet d’un artiste nommé Jeremy Reid, un poète anglais. Et c’est, encore une fois, lié à Shakespeare. Le titre de travail est Les Sonnets de Billy Boy. Et il y a un autre projet intitulé The Casement Sonata, un spoken word (NDLR : titres sous réserve). Les deux ont une dimension avant-gardiste, mais sont magnifiques. Et puis j’ai encore beaucoup de chansons.
Mais ces dernières seront-elles les prochaines à sortir ?
Je ne sais pas. Je ne peux pas vraiment en parler, mais je sais une chose. Je vais jouer beaucoup plus live. Je ne vais pas juste disparaître après ça. Des shows, je veux en donner en automne. Je veux jouer en France, et je veux faire un autre disque. Très bientôt. J’aimerais le faire courant 2026, au plus tard. Et tourner à nouveau. Parce qu'il y a une chose, c'est le temps. J’ai 65 ans. Donc, je ne peux pas attendre treize ans de plus, je suis conscient du temps qui passe. Donc oui, vous aurez beaucoup de choses à découvrir de ma part dans les prochaines années, en tout cas j’espère.
Je termine sur l’un de tes références personnelles, importante dans ta construction personnelle et en tant que musicien. Bowie, sa propre mort est figée dans son art. "Lazarus", c'est très fort, je trouve. Dans la vidéo, il nous donne à voir sa propre fin avant même qu’elle se produise. Il a laissé l’image de sa mort au monde.
Il savait que c’était terminé, qu'il allait mourir, et il a transformé sa mort par son propre génie. Qui d’autres est capable de faire ça ? Il n’y a aucune vanité là-dedans. C'est magnifique, ce qu’il a fait. Son dernier album, Blackstar, est immense.
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L’autre partie de cet entretien, à la tonalité intime, paraîtra courant 2025 dans la revue Persona.