Le 1er avril 1998, Roger Alan Painter, plus connu du monde de la subculture dark/afterpunk sous le nom de Rozz Williams, quitte par choix le monde des vivants. La dispersion des cendres au Runyon Canyon Park, dans les collines d'Hollywood, est le début du souvenir et du travail de mémoire que ses proches, depuis, entreprennent pour eux-mêmes, mais aussi pour les autres. L’ex-Christian Death Gitane Demone, laquelle a vécu les deux phases créatives de l’entité gothique américaine, celle sous gouvernance de Rozz suivie de la période dominée par Valor Kand, a su aboutir d’autres processus avec Painter, en dehors de Christian Death, avec principalement l’album signé de leurs deux noms : Dream Home Heartache. Une musique poétique, intense et mystérieuse. C’était en 1995.
Trois ans passent. Rozz, un spectre : présence à laquelle rend aujourd'hui hommage la collection The Young Kings Of Midnight, ensemble de créations abouties par Gitane avec le fidèle Paul Roessler (Kitten Robot Studio, ex-The Screamers), responsable ici de l’entièreté des formes instrumentales. Paul, un homme qui ces dernières années a œuvré avec Gitane sur les productions de son Demone Quartet, et dont l’existence a elle aussi croisé le chemin de celui qui marque le vôtre au fer rouge, avant de faire, lui aussi, le choix de disparaître. Celui qui, en l’occurrence, s’appelle Darby Crash, personnalité éclatante et figure majeure de l’aventure punk The Germs. Dès lors, unis dans cette volonté de faire hommage à ceux qui vous échappent, Gitane et Paul couchent en cette fin 2023 une demi-heure de musique d’une puissance émotionnelle rare. Ils parlent à Obsküre, et leur verbe est existentiel.
Obsküre : Les racines de The Young Kings Of Midnight remontent à 2017. Y avait-il chez toi, Gitane, un simple désir d'expérimentation, ou l'idée de rendre hommage à Rozz a-t-elle été le ferment originel de ce nouvel élan créatif ?
Gitane Demone : Je voulais rendre hommage à Rozz de manière totale, le remercier pour son amitié et son art. J'avais une ébauche, des esquisses de sa vie que je voulais mettre en musique ; et en travaillant avec Paul, le propos s'est élargi pour toucher des concepts lyriques plus approfondis. L'inspiration concernant le contenu musical de l’album nous est venue après avoir assisté à un concerto du XXIe siècle de Daniel Bjarneson.
Les paysages musicaux sont très mystérieux mais au fil des écoutes, nous deviennent de plus en plus naturels, du moins les ressens-je ainsi. Paul, toi qui es resté en charge des instrumentations, comment décrirais-tu le processus que tu as connu à nouveau avec Gitane ? Es-tu une personne visuelle, vois-vous des images se former, ou suis-tu plutôt un "instinct atmosphérique" ?
Paul Roessler : Je ne pense pas être une personne visuelle. Souvent, la musique est générée à partir d'une idée purement musicale. Dans le cas de "April First", je ressentais la lutte de Gitane avec cette musique incroyablement dissonante et chromatique, et je voulais lui donner un peu de répit. J'avais l'idée d'énormes accords majeurs diatoniques qui se chevauchent et s'estompent les uns dans les autres. C'est donc une idée musicale simple qui se développe ensuite en une forme artistique. Je pensais que Gitane pourrait facilement chanter par-dessus, mais c'était difficile d'une autre manière : c'était informe, voire dépourvu de forme. Pour lui montrer ce que j'avais en tête, j'ai improvisé une mélodie sans paroles avec ma voix et l'ai enregistrée. Gitane l'a emportée chez elle et a écrit ses paroles précisément sur cette mélodie. Là je te raconte délibérément ici de quelle façon ces morceaux naissent, et je le fais d'une manière très technique, car c'est ainsi que les choses commencent... et puis tu as posé des questions sur le processus. Je réalise qu'à la fin, après d'innombrables heures, ils évoluent en quelque chose qui transcende la dimension technique. C'est mystérieux. C'est une propriété émergente de la musique : des paysages et des émotions qui fleurissent à partir de débuts mathématiques, pour ainsi dire.
Je m’interroge en effet sur le processus créatif lié au nouvel album. Je suppose que cela varie pour chaque morceau, mais dans quelle mesure l'improvisation a-t-elle alimenté votre création 2023 ? Jouiez-vous de la musique pour la composer, ou était-il parfois nécessaire d'écrire des partitions sur papier ou sur un écran avant de poser les instrumentations ?
Paul : Il me semble que toute composition commence par de l'improvisation, au sens où lorsque vous vous asseyez devant le vide, vous expérimentez d'une manière ou d'une autre, et c'est une sorte d'improvisation. J’ai essayé de me mettre moi-même au défi pour m'éloigner autant que possible des improvisations faciles qui pourraient me jaillr des mains. Mais quelques improvisations ont survécu à l'état final : le premier mouvement de "Feather" a été essentiellement improvisé. La mélodie vocale d’"April First" a été improvisée. Pour ce morceau cependant, j’ai connu une recherche lente et douloureuse, mesure par mesure. Enregistrer en MIDI, c'est un peu comme faire une partition, car tu peux voir toutes les notes. Et parfois, je devais juste écrire à l'ancienne, comme dans "Cœur". Je ne suis pas un expert en harmonie, loin de là, mais ces accords sont étranges, difficiles et imprévisibles. Parfois encore, je continuais simplement à entendre des notes et à les ajouter, et quelque chose qui commençait d'une certaine manière, comme le début de "The New Young King of Midnight", fait notamment de secondes mineures, quelque chose de complètement dissonant ; mais je continuais à entendre et à ajouter des notes à cette dissonance, et finalement, cela a évolué en une sorte de progression et de mélodies.
Le dernier vers de "Come" a été écrit par Rozz. Certaines personnes agissent aujourd’hui comme gardiens ou conservateurs de son art et de sa création de Rozz (NDLR : nous faisons ici allusion à Ryan Wildstar, ancien compagnon de route de Painter, son ultime colocataire). Toi qui l’as bien connu, conserves-tu toi-même des écrits inutilisés de Rozz, qui pourraient éventuellement être exploités dans le futur, au creux de ton art ?
Gitane : J'ai utilisé ce vers comme un code pour ceux qui savent d'où vient le vers – à savoir le morceau "Mother" (NDLR : extrait de The Path of Sorrows, formidable album studio signé du Christian Death réinventé par Rozz dans les années 1990) ; et parce que l'intention correspondait à la chanson. Je ne me sentirais pas à l'aise, par contre, à l’idée d'utiliser quelque chose de l’ordre d’un écrit issu d’une correspondance privée.
Comment décririez-vous vos relations personnelles respectives avec Rozz et Darby Crash, qui sont les deux personnes auxquelles est dédié The Young Kings Of Midnight ? Qui étaient-ils pour vous et que retenez-vous d'eux en termes de valeurs personnelles ?
Gitane : Mon amitié avec Rozz était aimante, attentionnée, musicale, complexe. J'admirais sa brillante originalité dans les arts, son intellect, son humour, son courage, mais surtout, je garde un "environnement" de lui : inspirant certes, mais aussi dangereux.
Paul : Pendant environ un an au lycée, Darby et moi étions assez inséparables. Ce n'est pas tant que nous étions amis ; il n'avait pas vraiment d'amis. C'était plutôt comme si je... l'étudiais. Mais, dans cette étude, je l'aimais vraiment beaucoup. Plus tard, il a commencé The Germs et s'est transformé en une personne très différente. Il était difficile pour moi de rester proche de lui, Darby était tellement singulier… et cette destruction de soi a été douloureuse à regarder. Je me suis un peu éloigné, suis entré dans The Screamers, me suis marié... et puis il est parti.
Une puissante et profonde écriture signée de toi, Paul, clôture le livret de The Young Kings Of Midnight. Nos "idoles, ces jeunes idiots brillants", révérence paradoxale et intéressante je trouve, forme en soi une question posée à la construction de notre propre "iconologie". Penses-tu avoir évolué, pendant une partie de ta vie au moins, sur les illusions que tu entretenais sur tes propres idoles ? Ou n'as-tu jamais été bercé d’illusions à leur sujet ?
Paul : Eh bien, Darby voulait laisser une légende et je l'aimais, donc j'ai toujours essayé de répandre et d'élaborer à partir de son mythe. Car oui, il était mythique pour moi. À seize ans, il était incompréhensiblement avancé par rapport à moi-même, à ce stade-là de ma croissance. Mais maintenant, un demi-siècle s'est écoulé, et je pense que je peux voir certaines choses à travers le prisme de l'âge et de l'expérience.
En définissant de quoi parlait notre travail, je pense que Gitane et moi sommes passés par trois phases : idolâtrer les êtres comme des génies et des légendes, être horriblement déçus par le fait qu'ils aient complètement échoué à vraiment tenir leurs promesses et vouloir leur dire comment ils auraient pu faire les choses différemment ; et enfin, en venir à croire qu'ils étaient ce qu'ils étaient, parfaits tels qu'ils étaient, et que le destin humain se situe, en quelque sorte, en dehors du domaine de notre jugement. Ce qu'il en reste, c'est une beauté triste.
Que tirons-nous de l'expérience et de quelle manière le temps vous travaille-t-il tous deux, d'un point de vue personnel et artistique ? Croyez-vous que le temps vous rende, spirituellement au moins, plus forts ?
Gitane : Vivre est une expérience : certaines choses fonctionnent, d'autres non. Il faut beaucoup de temps pour expérimenter suffisamment afin de trouver le centre de l'être qui semble vrai personnellement, sans ornements idéaux traditionnels. L'expérience continue, j'imagine, au moins jusqu'à ce que mon temps en ce corps soit écoulé. Ensuite, qui sait ?... Mais en vieillissant, je me sens plus sûre de moi-même. Et cela ressemble à de la force.
Paul : Imagine, si nous avions un QI de 2000 ; autrement dit, dix fois plus intelligent que les humains les plus brillants… et que nous vivions pendant 2000 ans. Nous commencerions certainement à voir des schémas qui nous demeurent inaccessibles de par nos limites humaines. Et pourtant, même cette entité, si elle avait de l'humilité, se heurterait aux limites de sa cognition. Donc oui, je crois qu'avec le temps, la concentration et le focus tout au long d'une vie, tu peux toucher des vérités plus profondes. Mais tu restes toujours un chat qui s'essaie à quelques calculs.
Une fois que certains de ceux que nous aimions ont disparu, comment poursuivons-nous notre chemin ? Comment construisons-nous sur ce vide ?
Gitane : Chacun a son propre chemin à suivre. Perdre des êtres chers rend les pas douloureux, mais il faut tout de même poursuivre ce chemin. Non, ce n'est pas facile. Paul et moi avons créé quelque chose, je crois, de magnifique, et cette chose est devenue une partie de notre chemin.
Paul : J'essaie de me concentrer sur le fait que tout ce qui disparaît est remplacé par quelque chose de légèrement plus sage et plus beau. C'est un optimisme fou, non enraciné dans la vérité, mais peut-être volant face à la réalité et essayant de la défier, de la changer. Créer et donner de l'amour, de la paix et de la beauté, rend le temps des gens sur terre un peu plus facile et peut-être même plus heureux. Mais peut-être suis-je aussi et parfois juste épuisé des émotions tumultueuses et du drame interminable et improductif.
Qu'est-ce qui vous fait tous les deux vous reconnaître mutuellement dans l'art ?
Gitane : Des idées, et une capacité de créer et d’exposer les idées de manière à pouvoir les présenter et les partager. Ou les garder en privé, juste pour le plaisir.
Paul : Depuis que j'ai commencé à travailler avec Gitane il y a presque dix ans, elle a tiré de moi certaines de mes meilleures œuvres. Il est difficile d'avoir soixante-cinq ans et d'avoir été dans The Screamers quand on en avait dix-huit. Je veux toujours être à la hauteur de cette norme. C'est un défi ardu quand on travaille seul. Et je reconnais que pour une raison X ou Y, travailler avec Gitane m'a permis de réaliser plusieurs albums et projets qui sont aussi bons que tout ce à quoi j'ai jamais participé. Et reconnaître cela, est un cadeau profond. Je lui en suis vraiment reconnaissant.
Quel futur peut-il être donné au Gitane Demone Quartet ?
Gitane : Nous avons réalisé deux albums incroyables grâce à l'enregistrement et à la production réalisée par Paul, à la guitare de Rikk (NDLR : Agnew, ex-Christian Death de la période originelle avec Rozz), et aux énormes contributions de Deb. Nous avons joué des centaines de concerts, ou du moins c'est ce qu'il semble, y compris des performances expérimentales extraordinaires avec l'ajout de vingt à quarante musiciens invités et chanteurs... nous verrons si nous voulons jamais reprendre cela. Il y a toujours tellement de nouvelles zones à explorer, que ce soit dans le Quartet, ou autrement, comme Paul et moi venons de le faire avec The New Young Kings Of Midnight... et je pourrais envisager que cela se reproduise. Mais pour le moment, nous sommes je crois tous deux ravis de partager ce nouveau travail commun avec le monde. Cela étant dit, Substrata Strip existera toujours. Si vous vous ennuyez du GDQ, allez vers ce disque et demandez-vous simplement comment diable tout cela a pu se produire. ǂ
> GITANE DEMONE & PAUL ROESSLER
- The New Young Kings Of Midnight (Dark Vinyl, 08/12/2023)