Ah, ces voix saturées, éructées, qui raclent le conduit auditif ! Godflesh, c'est évidemment un son de guitares en mur avec des riffs répétés, un rythme qui syncope et tape sèchement, des volutes qui parfois se superposent (mais pas trop, on n'est ni dans le shoegaze, ni dans le black), mais surtout une partie vocale.
C'est la colère, la rage et aussi le désespoir qui soutiennent ces titres ; la grâce de pachyderme de "Mythology of Self" se pose en parpaings bien cimentés sur une dalle d'échos (magnifique !). Il faut attendre que les émotions les plus radicales soient passées pour qu'en fin trébuche ce mur et que les volutes apparaissent. Ainsi avec "Nero" : il convient de prendre d'abord les deux-cent-cinquante secondes pour soudain ouvrir un panorama (é)mouvant sur les cinquante à soixante secondes restantes. Plus loin, avec "Permission", c'est le processus inverse qui est testé : les voix se font délicates avant leur mutation en cris rauques, asphyxiés, asthmatiques.
Comme Swans à leur départ, comme Unsane, comme Neurosis (pour lesquels il aura fallu quelques albums), Godflesh aura inventé un son et une manière de faire. Renforcés d'un goût pour le hip-hop canal historique ("Army of Non", bro' !), il faut appréhender ces morceaux dans leur complexité. Il y a au départ un riff, puis un concassage rythmique fort (Fear Factory a longtemps revendiqué cette influence) que le duo Justin K. Broadrick / G.C. Green va travailler pour explorer les possibles en termes de dysharmonie, de violence, d'émotions (ajoutons nostalgie, déprime et ennui), de rythmes. Chaque titre est une expérience finalisée, un décor sur lequel ils se frottent, épuisant leurs envies. J'ai envie de dire que cette expérience gravée sur CD compte vraiment autant que jouée sur scène : alors le groupe est contraint à l'identique ou bien à créer la confusion en retrouvant cet esprit de bricolage aventureux, quitte à se planter. C'est de cet accueil des variations que surgit soudain une tonalité presque gothique pour le final de "Lazarus Leper" : note acide répétée jusqu'à la nausée, puis échos des cordes en résonnances métalliques très émouvantes.
C'est étonnant d'avoir appelé Purge ce neuvième album studio (dix si on ajoute la version dub de Songs Of Love And Hate) ; le groupe ayant sorti en novembre 2022 une version live de son album Pure (1992) rejoué en intégral au Roadburn pour les vingt ans du disque (en 2013). Purge suit donc Pure live et il sort six ans après le dernier album studio (Post Self, 2017). Est-ce que Justin considère ce disque comme un exutoire dont il faut en fin de compte se débarrasser ? (NDLR : probable, au regard de sa récente découverte du trouble autistique l’affectant.)
"The Father" surprend par son titre et par la tonalité rock de la partition, puisqu'on a une structure presque classique, et que Killing Joke aurait appréciée le temps de Revelations ou Fire Dances. Le final de l'album est soigné (avec toujours ce son lo-fi dès que les échos s'estompent) dans ses intentions plus psychédéliques : là encore les détails au casque positionnent une alchimie précise, qui tient sur un fil, qui s'étire et s'étiiiire, tant que Justin et Green acceptent de laisser grandir le malaise, de le tenir et de l'examiner. Ce qui se joue est dense, sincère, et pour une fois sur cet album presque serein.
Godflesh dans son identité a vu grandir les rythmiques, remisant un temps la boîte à rythmes pour mieux la ressortir. Ici, l'écoute au casque permet de saisir les subtilités rythmiques et les sonorités alliées des basses et des parties percussives. Même lorsque les harmoniques tentent de prendre le dessus à coup de dissonances et effets de flou, à renfort de larsen, c'est ce groove qui tient et assure la conduite par temps d'ivresse : "Land Lord" est ce type de morceau foutraque addictif par son martèlement. Justin aura beau salir et détruire-reconstruire, la ligne de fond, irrépressible, avancera contre lui. "Permission" est beau comme du Public Enemy dansant avec du Ministry. Ce n'est pas par la vitesse, le look ou la puissance que Godflesh se hisse au-dessus du lot, mais par son audace.