Une note très élevée car tout adepte de Sonic Youth doit lire ce livre, et même l'avoir à portée de main lorsqu'il souhaite découvrir de nouvelles pièces musicales. Pour 24 euros, ça en vaut le coût.
Guillaume Belhomme, c'est l'éditeur-label lenka lente, c'est surtout le fanzine d'analyse des musiques free et expérimentales Le Son Du Grisli. Belhomme est un adepte ou plutôt un fan des musiques innovantes, tombé dans le Sonic Youth il y a de ça maintes années. Sa biographie est surprenante. Pas tellement de bavardages sur les dessous du groupe (on a déjà les livres des protagonistes, ceux de Kim Gordon, Lee Ranaldo et son épouse Leah Singer, ceux de Thurston Moore), si ce n'est une rapide présentation à tour de rôle des contextes socio-familiaux-géographiques des quatre membres principaux du groupe de noise-rock ; une présentation resserrée par double page sur un thème chronologique : enregistrement, tournée, accueil, composition, contexte, images. Chacune de ces parties variant selon l'importance à lui accorder en fonction de l'actualité du groupe. Les titres donnés aux sous-parties sont très clairs et le simple fait de lire le sommaire indique la qualité du livre. Exemple :
"Sister
Thurston Slave
Daydream Nation
Libertés : Ciccone Youth, Harry Crews
Teenage Riot
Eternel Printemps
Smith & Geffen
Avant Goo
..."
Une double page, pas plus, ça oblige à privilégier l'essentiel, mais ça provoque aussi une écriture très dense avec de multiples ouvertures. Plus formel, chaque double page contient un encart décalé qui ausculte un disque connexe, un bootleg, un artiste en lien avec le texte en vis-à-vis. C'est dans ces appendices que le fan trouvera matière à prolonger sa découverte du vaste univers déployé par Thurston, Kim, Lee, Steve – et Jim O'Rourke, devenu progressivement le cinquième membre de Sonic Youth.
L'écriture est élégante, avec parfois des déterminants effacés et une syntaxe fluide, quasi musicale par instants : on le savait et on apprécie. Les pistes sont données sans insistance et il faut savoir lire : la schizophrénie de Keller, le frère de Kim, le décès du père de Thurston en 1976, les naissances des enfants, l'envie initiale de Kim d'être dans le monde de l'art (elle débute sa vie professionnelle comme secrétaire de la Galerie Annina Nosei avant de devenir la faiseuse / influenceuse de mode qu'on connaît aujourd'hui).
L'importance des copinages est esquissée par la répétition des noms : que ce soit pour le choix du nom qui emprunte à Fred SONIC Smith et à Big YOUTH ou par les cousins Mars, Glenn Branca, Lydia Lunch, Gira et tant d'autres qui ont fait de New York le lieu de naissance de cette attitude face à la musique et aux instruments. Mais, si Sonic Youth marche mieux que d'autres de son époque, de son milieu, c'est aussi parce que les quatre ont cette volonté de travailler dont témoignent les quelques précieux extraits de journaux intimes / journaux de bord et leur capacité à couvrir de noms leurs carnets d'adresses pour servir leur groupe. Oui, comme Madonna, Sonic Youth a choisi de ne pas refuser le succès, mais sans se pervertir.
C'est bien avec Bad Moon Rising qu'advient la reconnaissance : les regards extérieurs se font différents, la tournée passe par l'Europe, des clips sont tournés, les radios étudiantes diffusent les titres, un maxi accompagne l'album. C'est toujours plaisant de se replonger dans ce moment de transition car, nous, on sait que Sonic Youth va devenir très grand.
Les années filent, du fait de cette condensation de la narration : page 42, on est déjà à EVOL ("Love" à l'envers) et on constate que les quatre musiciens continuent de s'offrir une liberté totale et qu'ils multiplient les projets. Sonic Youth répète trois après-midi par semaine, de longues plages de travail qui seront au fil du temps enregistrées et modelées hors albums, et le reste du temps, on s'acoquine avec d'autres artistes, musiciens ou plasticiens ou écrivains (Harry Crews, William Burroughs, bien sûr). De cette indépendance et de ces ouvertures, le groupe créera équilibre entre chacun et se nourrira de ces expériences. Il en tirera aussi, sans doute, sa stabilité : qu'est-ce que la pression sur un disque quand on en sort plus de dix par an sous différents noms ?
C'est tout de même avec Goo que les choses s'emballent vraiment : 48 pistes d'un coup, un gros label (Geffen), trop de monde en studio... Kim Gordon en 1990 a 37 ans et Lee Ranaldo en a 34, même si, comme pour les autres, les photos les montrent avec des visages éternellement adolescents. L'âge, leur histoire, leurs liens avec différentes scènes (Fugazi, Black Flag sont plus que des connaissances érudites) les placent en parrains d'une scène grunge (production du premier album de Hole, que l'auteur de la biographie n'a pas aimé, liens avec Pearl Jam que Belhomme ne supporte pas), mais sans qu'ils soient domptés ou assagis ; le public se rajeunit soudain et Sonic Youth fait le pont entre deux époques : Raymond Pettibon reproduit le terrible couple David Smith et Maureen Hindley tandis qu'une citation extraite du film Badlands de Terrence Malick offre sa sournoiserie. La promotion passe par les copains : en plus des clips officiels voulus par le label, les amis cinéastes, réalisateurs, artistes mettent le groupe en scène dans des petits films.
Avec la mort des poètes écrivains Ginsberg et Burroughs en 1997, Sonic Youth accuse le coup, la musique doit se réinventer, les ventes ne sont pas celles escomptées ; trois ans plus tard, tout un camion de matériel est volé. On frémit car on sait que Sonic Youth ne sera plus l'éclat qu'il a été, que tout va lentement s'appauvrir pour ce qui fut le plus important groupe de rock du monde (dans nos cœurs).
Ce n'est plus Sonic Youth qui compte sur disque (même s'il est encore capable de fulgurances sur scène), mais les projets annexes que l'auteur présente minutieusement. Lancée par les créations hébergées sur le label maison SYR, cette démarche prend son envol à la fin des années 1990, lorsque Sonic Youth se perd et ne sait comment rebondir. Bienveillante, l'analyse rééquilibre et pousse à aller écouter ailleurs la musique, reconnaissant l'immense talent des artistes et l'impasse créatrice sous le nom de Sonic Youth. Teintées de mélancolie tout autant que porteuses d'espoirs, les dernières pages se tournent vers la qualité du fanzine Le Son Du Grisli, enfin cité et utilisé dans le texte, donnant les ouvertures pour l'adepte de Sonic Youth resté coincé face à un bac de disquaire, à la lettre S.
C'est ce travail critique qui donne sens et direction esthétique, celui que le bon disquaire saura tenir face à un client et que les algorithmes de vos plateformes musicales ne savent pas faire. En dehors de Free Kitten ou Body/Head, vers quel autre side-project vous ont-elles emmenés ? Si tant est qu'elles aient ces titres dans leur banque de données...