Appelez-le Harley et respectez-le.
Voici la traduction française de l'autobiographie d'Harlet Flanagan, créateur de Cro-Mags et figure emblématique du lancement du mouvement hardcore à New York. Maintenant bien âgé, le musicien revient sur l'ensemble de sa vie et de son œuvre dans un livre passionnant et vrai. Ce qu'il raconte dépasse le mouvement musical et idéologique puisque son livre se lit aussi comme un témoignage-clé sur le New York et le Lower East Side des années 1970 aux années 2000. Même si le livre se rapproche bien plus de nous chronologiquement, on constate une scission entre la vie d'Harley et le monde qui l'entoure.
Ce qui est positif, c'est que la musique n'est pas oubliée (ce qui est malheureusement le cas de pas mal d'autobiographies de musiciens ces derniers temps, d'Al Jourgensen à Marilyn Manson). Ainsi les albums sortis par Flanagan sous différents noms sont passés au crible, titre par titre avec influences, remarques sur les paroles, méthodes de composition et d'enregistrement, donnant ainsi envie de réécouter ces disques en lisant. De même on a l'origine des noms, Cro-Mags ou encore Harley's War... Pourtant, ce n'est pas pour mieux connaître sa musique que ce livre est touchant et conseillé. Le style oral tient la route (et c'est une gageure puisque le livre est un bon gros pavé de 677 pages !) ; je salue la traduction d'Angélique Merklen et Maxim Dubreuil, qui adoptent une transposition française efficace ("Je flippais ma race", "mon daron") sans pour autant figer cette langue dans un registre trop familier.
Le livre est publié en anglais en 2016, par un homme de quarante-neuf ans. Ce retour sur sa vie est autant une leçon de courage, un constat amer, qu'un déballage complaisant sur les écarts de conduite du bonhomme. Les passionnés de scènes de combat de rue, les curieux des mélanges de drogues, les amateurs d'histoires de squats, les chercheurs en anecdotes de tournées en auront pour leur argent. Flanagan ne s'épargne rien, son récit chronologique est souvent répétitif dans l'autodénigrement : "Comment réussir un atterrissage gracieux quand on a connu autant de turbulences ?". Son auto-analyse est simple et directe, on n'a pas là un grand philosophe et, de fait, la leçon marque fort. La chance, quelques rares copains, l'amour, les enfants, la discipline, la rage de vivre lui ont permis de tracer sa route et de survivre, par miracle. C'est donc un récit de rédemption acide, comme l'Amérique en produit fréquemment. En quelque sorte, Harley, figure de la violence du hard-core originel, peut servir de modèle de réintégration pour les paumés ou ceux qui doutent. Il servira également de repoussoir pour ceux qui risquent de basculer.
Derrière ces considérations morales, le livre tourne bien évidemment autour de la musique et de ce qui pousse. On assiste ainsi aux débuts spectaculaires du petit môme (les photos couleurs sont démentes) shooté en compagnie de Warhol, des Clash, de Debbie Harry (mais pas avec Marilyn Monroe, Richard Hell, David Bowie ou Bob Dylan). On sent et on vit la mise en place d'une scène avec Bad Brains, Agnostic Front, le passage du punk-hardcore au metal hardcore (qu'on nommera un court temps crossover). Forcément, il est bien rendu ce passage de relais entre la scène de la fin des années 1970 (New York Dolls, Sex Pistols, Ramones, Misfits, Motörhead...), le punk des années 1980 (GBH, Exploited, Discharge, Cockney Rejects, les "crasseux") et celle qui prendra la tête d'un mouvement international pour une belle décade (avec Minor Threat, Black Flag, Agnostic Front, Negative Approach, Suicidal Tendencies, Circle Jerks, Reagan Youth, Cause For Alarm, Verbal Abuse, Warzone et Murphy's Law...) avant un changement d'ambiance. L'arrivée des générations suivantes (Sick Of It All, Biohazard, Youth Of Today, Gorilla Biscuits, 25 Ta Life, Merauder, Earth Crisis, Hatebreed...) relèguera peu à peu Harley au rang de figure culte, puis d'icone à pulvériser, avant un léger retour en grâce.
On suit ainsi les jeunes années de ce gamin trimballé par une mère routarde (longs séjours au Danemark, au Maroc, en Irlande !) et cadré par une famille iconoclaste (les grands-parents fantasques, le groupe The Stimulators de la tante Denise, la publication de poèmes écrits à sept ans et préfacés par l'immense poète beat Allen Ginsberg) et celles de sa perdition dans l'ultra-violence et les conduites suicidaires avec des abus démultipliés (le titre provisoire de cette autobiographie était Le plus long Suicide jamais conté), accentuée par son départ de la maison à quatorze ans. Les références se multiplient avec toutes sortes de musiques et de musiciens. La question du racisme est maintes fois abordée, de la provocation à la connerie, au ressentiment puis à la compréhension de la gravité des influences que Cro-Mags laissait. L'évolution du milieu skinhead américain est analysée. L'homophobie est elle aussi reconnue, regrettée, mais les habitudes demeurent et il s'agit encore d'être un vrai mec avec des couilles et "pas une tapette", "une tarlouze" (sic !).
Malgré cette virilité bas du front, Harley est attachant, perspicace, lucide et vrai. L'étonnement point quand on découvre que son père s'appelait Harley et que son fils aîné porte le même prénom... Tout au long de ce récit, on suit ses turpitudes sans ennui et sans être rejeté par la négativité des actions relatées. Même l'histoire de ses couples toxiques est transposée de manière amusante. On se rassure avec les bienfaits des sports de combat et les liens solides qu'ils tissent (cercle des amis, fans japonais avec sa pratique du jiu-jitsu à un haut niveau, grâce à la famille Gracie). Entre ces deux âges de sa vie, Harley aura constaté une mue des centres urbains : gentrification plus dénoncée que saluée alors que le tueur en série Son of Sam sévissait, que les grèves d'éboueurs et les pannes d'électricité amenaient leur chaos et que Harley tombait avec son pote Tommy sur du démembrement de cadavre dans la cuisine par un ponte de la mafia locale. Il regrette aussi la mutation de l'esprit de groupe, le hard-core passant du combat entre potes façon Streetfighter ou Bruce Lee (on apprend ce qu'est une madball !) à la création de gangs avec armes à feu. Les salles sont chouettement décrites (de leur propriétaire à la faune en passant parfois par leur disposition intérieure) avec de longs passages sur le CBGB's, of course ! Le mouvement Krishna se prend une énorme raclée, mais point par point. Si Harley règle ses comptes, il le fait en douceur, sans rage manifeste, et en s'incluant dans les reproches : que n'a-t-il pas fait lorsque tous étaient aussi perdus pour redresser la barre, prévenir ou guérir ?
La version française contient une post-face qui actualise au mieux la renaissance et le nouveau départ, musical et personnel. C'est beau, simplement.