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Livre
26/02/2025

Heptanes Fraxion

Journée Type d'un Mec Moyen

Editeur : Gros Textes
Genre : poésie du réel
Date de sortie : dernier trimestre 2024
Photographie : Patrick Bories
Note : 70%
Posté par : Sylvaïn Nicolino

De Toulouse, Heptanes (qu'on prononce comme octane ou butane, des matières inflammables et explosives), produit une poésie à dominante réaliste.
"disons que j'ai peut-être un petit trop bu du sirop de la rue 
disons que je me suis peut-être un peu trop enflammé"

Il y a dans ces textes courts (une à deux minutes pour les lire, les faire vivre, les imaginer oralisés) un sens de la mise en scène. Ce sont des instantanés, des courts-métrages ou des descriptions d'états temporaires tournés vers la déclaration, le partage. La répétition, les jeux de mots ("Nathalie baille et le bilan s'alourdit"), la scansion visible par le recours au vers créent un corps expressif. On a même quelques rares poèmes à refrains (le texte "amer rhésus"), prêts à être donnés en concert. La violence du monde s'incarne en propos désabusés, on est du côté des perdants : 
"33 tours des ronds-points sous la pluie
le temps tourne en rond comme ta colère"

Les substances psychotropes et médicamenteuses sont citées, sans doute trop puisqu'elles sont un des gimmicks d'un partie de cette jeunesse qui n'en finit plus de creuser son trou (génération Noir Boy George en musique). Mais des gars surnagent, se font une place à force de creuser, de galère en galère (le poème "un mec bien", le poème "le roi"). C'est que la vérité n'est pas binaire, on y va de sa faute, combinée aux accusations :
"qui est le juste
qui est le méchant
parfois j'oublie
parfois je confonds
les frontières sont poreuses comme les os de mamie"

De ces textes jaillissent des lumières ("la mélancolie me murmure des trucs qui s'écoutent seulement à la bougie"), avec parcimonie, comme par effraction de beauté dans un univers qui veut se donner les apparences de la platitude, mais qui a la justesse de la condensation et du regard acerbe.

La flexibilité des employés, les chefs de rayon crétins, la rentabilité (texte "tu bosses bien"), les questions qui mettent tout poète dans l'embarras (le poème "vivoter me va bien") forment le décor d'une existence sous pression ; le tout manié avec juste une dose d'autobiographie : "bientôt 50 piges et toujours cette impression d'être né / de la dernière pluie / pas concerné par l'instinct / pas concerné par le libre arbitre / je veux encore inhaler un peu de cette magie-là et devenir / brouillard / et que tout continue à rester merveilleusement triste". Mais cette dimension personnelle se trouve balayée d'un revers de vers : "les souvenirs qui m'étouffent ne sont pas forcément les miens").

J'y retrouve du slam, des références à la première manière de Sylvain Courtoux ("tu notes / une prison peut être aussi vaste que le ciel / tu notes / il y a une liberté absolue qui n'est pas plus épaisse qu'un ongle / tu notes / et les mots deviennent  insignifiants jusqu'à l'incandescence"), ou même à Jacques Prévert : "il dit oui au chaud / il dit oui au froid / il dit oui aux heures / il dit oui à la poussière qui fatigue les poumons"...

Pour survivre, aller de l'avant, il reste "les petits animaux / les arbres qui disparaissent / et se renseigner sur les horaires du prochain arc-en-ciel", la compilation Hey drag City du label du même nom, sortie en 1994, un album des Baptist Generals (chez Sub Pop), les images de Cookie Mueller (actrice et autrice), le piano de Nils Frahm, un ou des livres de Christine Spadaccini et du Bukowski, grand-père de tous ces démarcheurs du mot à caser.

Il y a l'amour enfin (poème "dire" par exemple), le désir et des petits riens comme tenir les cheveux de l'autre sous la douche "passque t'as oublié ton bidule qui sert à les attacher". Finalement, il faut trouver la personne qui acceptera d'entrer dans cette parole, d'arpenter le volume et de faire l'état des lieux ; quoi de mieux que l'objet-livre et la scène pour entrer en contact ?
"soliloque avec tout le monde
ou alors dialogue avec personne"