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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
06/04/2021

HIV+

"J’aime cette idée de totale mise à nu chez Artaud"

Genre : electro / industrial / noise / ambient
Posté par : Sylvaïn Nicolino

HIV+, patronyme artistique ayant permis à Pedro Penas Robles (créateur du label indépendant Unknown Pleasures Records) d'évoluer dans le champ des sphères electro, industrielles et machinistes, est de retour en 2021 avec un nouvel opus studio en forrme d'hommage à Antonin Artaud. Pedro, pour l'occasion, a embarqué dans l'aventure nombre d'intervenants acquis à la cause (Barkosina de Years Of Denial, Alice Botté, Marc Caro, Emmanuel.le Hubaut des Tétines Noires, Phil Von de Von Magnet, Marc Hurtado d'Etant Donnés), et le meneur des opérations livre à Obsküre ses états d'âme et d'esprit à l'heure du dévoilement de Theatre Of Cruelty, le cru 2021.

Obsküre : Quand as-tu compris qu'Artaud pouvait être mis en musique ?
Pedro : Très jeune, depuis le premier jour où j’ai lu ses Œuvres complètes, j’ai compris que ses poèmes et stances pouvaient être découpés et restructurés, in fine ses mots ont toujours du sens même si on les sort de leur corpus littéraire. Artaud c’est une rythmique, une boucle de pensée philosophique, c’est un être révolté qui harangue, qui exhorte, qui déclame, et qui se livre tout nu à la critique et à la vindicte. J’aime cette idée de totale mise à nu chez Artaud, cette façon de nous caresser la colonne vertébrale, de nous électrifier l’épine dorsale avec sa pensée complexe et iconoclaste. Je samplais souvent Pour en finir avec le Jugement de Dieu dans mes DJ sets des années 1990, j’ai aussi échantillonné sa voix en 2001 sur mon premier album Hypnoise Movement. Artaud, Huxley, Orwell, Bataille ou Deleuze : ce sont mes maîtres à penser.

Tu es revenu vers une composition sous ton nom d'artiste. Avais-tu conscience lorsque tu rééditais les albums d'HIV+ qu'il te faudrait un projet plus que fort pour relancer la machine ?
Mon envie de refaire un album d'HIV+ est née d'un questionnement philosophique purement introspectif que je me suis fait durant cette saloperie de pandémie virale qui nous a tous bousculés. Je me suis questionné sur le sens de nos existences sociales et de leur fragilité. En tant qu'être humain, mais aussi en tant qu'être social, car la Covid-19 laissera de profondes cicatrices dans nos sociétés capitalistes organisées essentiellement autour du consumérisme, de l’ordre social, du formatage des esprits, de la libre circulation des biens et des personnes, du travail et de l'exploitation des classes moyennes et des classes laborieuses dans le but d’engraisser toujours davantage ces 1% d'oligarques qui dirigent le monde et détiennent quasiment toutes les richesses et les leviers de pouvoir.
Comme je te l’ai dit tout à l’heure, et à l’instar de beaucoup de gens aimant la culture, je me suis replongé dans les textes d’Aldous Huxley ou Georges Orwell, mais c'est chez Antonin Artaud que j'ai trouvé les mots les plus éloquents et les plus évocateurs pour analyser ce qui nous arrivait. Dans Le Théâtre Et Son Double, Artaud fait une analogie avec les microbes et les épidémies, il compare le langage à un virus, et sa critique acérée de nos sociétés d'aliénés surplombe la plupart de ses écrits. Par conséquent, mon immersion dans son œuvre, une fois de plus, m'a donné envie de créer des sons bruts qui entrent en résonance avec les postulats, l’œuvre et la vie d’Artaud.

Je ne comprends pas bien ce qui se passe avec UPR ; si je ne me trompe, tu as annoncé deux fois la fin du label. Là, tu as la signature avec les collègues d'Industrial Complexx, mais UPR sort aussi Theatre Of Cruelty. Pourquoi ?
J’ai effectivement arrêté, depuis l’été dernier, de signer de nouveaux artistes et de sortir deux albums par mois, mais là il s’agit de mon projet personnel et c’est d’ailleurs la première fois en vingt ans que j’autoproduis un album d’HIV+, car mes précédents disques sont sortis sur d’autres labels. J’ai publié une version CD digipack avec livret et une autre limitée à cent exemplaires en vinyle gris, puis une version cassette a été publiée chez Industrial Complexx, des activistes de Valencia (Espagne) qui viennent d’éditer un livre pour les quarante ans d’Esplendor Geometrico, auquel j’ai eu l’honneur de participer à côté d’autres pontes de la musique industrielle.
Mais pour revenir à ta question, comment rester silencieux dans un tel dénuement culturel ? Se taire alors que le monde semble plonger dans le chaos à cause de ce petit virus qui l’air de rien remet l’humanité à sa vraie place ? Le virus n’a ni dieu ni maître !
Il me manquait la motivation pour remettre le couvert avec HIV+, ça reste mon projet personnel le plus connu, le plus créatif et le plus intense, depuis la fin de mes études artistiques et universitaires et ma démission du Trolleybus en 2000. Petite anecdote, les amis présents à la soirée anniversaire de mes cinquante ans à Barcelone (avec à l’affiche The Hacker, David Carretta, Millimetric, Modulecrown.) se sont tous cotisés pour m’offrir un Korg Ms20 nouvelle génération. J’avais déjà acquis un modèle original il y a quelques années que j’avais fini par revendre après mon divorce… et durant le confinement j’ai travaillé de longues impros que j’ai enregistrées directement sur bande magnétique, puis éditées spécialement pour ce nouvel album. J’ai réutilisé également de vieux sons qui dormaient dans mon sampler Zoom et des pistes anciennes que j’avais sur CD-R pour deux ou trois titres plus dark ambient, séquences que j’ai retravaillées pour l’occasion. J’ai très vite imaginé des voix aux textures granuleuses et puissantes pour cet album, et j’ai ainsi contacté des artistes qui me semblaient le plus en lien spirituel avec Antonin Artaud et dont j’admire depuis toujours l’œuvre, la constance créative et la liberté de ton.
Le premier à qui j’ai proposé de déclamer, c’est mon ami Marc Hurtado. Marc a toujours eu une vision plastique et tellurique du son, très proche de la mienne, et dont la carrière extraordinaire avec les mythiques Étant Donnés a posé les jalons d’une scène industrielle profondément théâtrale, mystique et rituelle. Quand j’ai reçu ses deux pistes vocales j’ai sauté au plafond - j’étais comme un gamin hystérique dans mon salon ! - c’était fabuleusement puissant et cathartique ; ce qui est étrange c’est que c’est exactement comme cela que j’avais imaginé son interprétation. Sur "Amour" et "L’Amour sans Trêve". La voix de Marc est à la fois magistrale et cinglée. Génie industriel profondément inspiré, il incarne en un seul souffle l’esprit d’Antonin Artaud, je le kiffe vraiment ! Il y a eu un avant-goût de cette rencontre dans notre collaboration avec Alice Botté pour son morceau "Clous", déjà bien massif et plein d’aspérités.

Ensuite j’ai proposé au réalisateur Marc Caro (ci-dessus) - que j’ai rencontré chez lui l’année dernière, à l’occasion de la sortie du premier album de MonoB & NoroE (projet avec Gaël Loison sur mon sous-label +Closer²) - s’il se sentait d’ajouter quelques pistes modulaires sur mes instrumentaux les plus ambient. Il est intervenu de manière très ludique sur trois de mes tracks et j’en ai gardé deux vraiment hypnotiques et inquiétants. Même chose pour sa Majesté le guitariste Alice Botté, dont nous avons sorti le premier album solo .1 en 2019 sur Unknown Pleasures Records. Alice m’a fait quelques drones et textures bruitistes sans concession sur trois de mes titres également.
Puis j’ai demandé à Phil Von, de Von Magnet (ci-dessous), s’il voulait participer vocalement à mon projet. Il m’a dit oui tout de suite et le résultat est carrément fabuleux sur "Extase". J’ai sympathisé avec Phil Von à Berlin en 2019 lorsque nous étions tous deux à l’affiche du festival Schlägstrom, j’y mixais et lui était venu jouer avec son projet Meta Meat.

Pour achever le disque, je souhaitais une voix féminine assez impactante et mentale à la fois. Sans trop tergiverser, j’ai choisi de faire appel à Barkosina (chanteuse de l’excellent duo techno-indus Years Of Denial) avec qui je suis devenu ami après avoir joué avec elle et son compagnon Jerome Tcherneyan au festival La Semaine Sainte à Toulouse il y a deux ans. La voix de Barkosina c’est de l’opium, j’adore Years Of Denial !! Cependant, au moment de finaliser mon album, j’ai pensé qu’il manquait quelque chose, une voix particulière et intime, une personnalité qui m’est chère, et voilà que quelques jours avant la finalisation de l’album, j’ai pensé que mon vieil ami Emmanuel Hubaut pouvait brillamment déclamer du Artaud sur un des morceaux sur lesquels était intervenu Alice Botté, "Ombilic".  Comme tu sais, Emmanuel avait déjà participé vocalement sur deux titres de mon premier HIV+ il y a vingt ans sur le label Divine Comedy. J’ai donc trouvé normal de l’inclure à cet hommage, et puis il est un grand fan d’Artaud depuis toujours.

Travailler le même morceau avec Alice Botté et Emmanuel Hubaut, comment ça se passe ?
Très simplement, Alice Botté a posé ses drones de guitare sur ma trame sonore, puis dans un second temps, Emmanuel a enregistré sa voix. La dernière fois que j’ai pu voir les deux ensemble, c’était à Paris pour le festival en hommage à Alan Vega dans lequel nous avions joué. J’ai recroisé Emmanuel il y a un an à Berlin, et je discute souvent avec Alice via internet car nous partageons un goût commun pour Throbbing Gristle.

Marc Hurtado est un artiste passionnant, comment l'emmène-t-on dans ses propres contrées ? Il est déjà si talentueux que j'imagine que c'est difficile d'oser lui proposer des compositions personnelles ; est-ce le cas ?
Marc a une forte énergie, c’est un être solaire, complexe et vrai. J’ai beaucoup d’affection pour le personnage et pour son œuvre. Contrairement à d’autres figures de la musique industrielle française, c’est quelqu’un de très humble et de très cultivé avec qui j’ai toujours eu plaisir de travailler, collaborer et discuter. Les deux titres avec lui sont les plus puissants de mon album.


Le travail sur les textures est le point fort et le point de départ. Comment as-tu organisé ce travail ?
C'est un album où la voix est particulièrement importante : il fallait des pointures, des gens avec une gorge et une tête.
Oui, la voix et les textures sont primordiales dans cet album, les voix portent les maux d’Antonin Artaud et mes textures portent sa bile et sa folie, je n’avais pas envie de collaborer avec n’importe qui. Les artistes que j’ai invités sont tout à fait légitimes pour un hommage à un tel génie, ils incarnent l’esprit de cet auteur de par leurs œuvres courageuses et leurs parcours artistiques irréprochables, et leur proximité au texte d’Artaud depuis très longtemps.
En ce qui concerne les textures j’ai fait tourner plusieurs machines et j’ai fait de longues sessions d’impro avec des séquences, des sécrétions sonores corrosives sorties de mon Korg MS20, traitant des samples de voix et de bruits parasites, des boucles de cassettes que j’ai ensuite éditées en morceaux plus courts. J’ai cherché à composer quelque chose de minimal et de minéral sur lequel les voix pouvaient s’exprimer sans limite ni carcan. Les titres les plus récents ont été créés en une seule fois, c’est hyper spontané.
Antonin Artaud, en son temps, était considéré par ses contemporains comme un illuminé, un agité, un fou... alors qu’il était extrêmement lucide et visionnaire. J’ai samplé quelques-unes de ses phrases les plus fortes, et les artistes qui ont participé vocalement à mon album ont repris quelques-unes de ses poésies les plus puissantes et les plus imagées.

En ces temps de "mesures barrières", avez-vous pu vous retrouver tous pour un repas en écoutant l'ensemble du disque ? Ou bien est-ce que l'écoute en solitaire est un moment rituel imposé mais intéressant ?
Tout l’album a été fait à distance, l’impossibilité de se voir et d’enregistrer ensemble n’est pas due qu’à la pandémie mais surtout au fait que chacun réside loin de l’autre, dans des régions et pays différents. La distance n’est pas un problème car le lien qui me lie à ces artistes est bien plus fort et souvent de longue date. Nous savons chacun ce que nous voulons et Artaud est un peu notre papa à tous.

Le disque sonne dans son ensemble : te vois-tu comme un chef d'orchestre qui utilise des personnalités fortes en les incorporant dans sa symphonie ?
Comme tu sais, j'ai passé six ans à travailler de manière quasiment obsessionnelle pour mon autre projet Adan & Ilse avec UsherSan de Norma Loy. Durant ces longues années de travail en commun, nous avons passé des centaines d'heures à fignoler et affiner des structures, et j’ai demandé à des connaissances qui maîtrisent l’informatique mieux que nous de nous aider à atteindre le son que nous voulions. Entre nous deux il y avait une grande complicité artistique et surtout une spontanéité qui s’est perdue avec l’arrivée d’autres musiciens (même si nous y avons gagné en qualité sonore et en finesse des arrangements). Il faisait ses petites maquettes et je posais mes voix dessus de la façon la plus libre possible, puis je faisais intervenir nos amis producteurs pour les arrangements, les pistes additionnelles et le mixage, je fonctionne comme ça, je sais ce que je veux et dans ce sens, j’ai toujours donné des directives très précises. Rien n’est laissé au hasard. Cette méthode et mon rôle directif m’a amené parfois à des clashes avec nos collaborateurs, je peux être vraiment exigeant voire chiant, mais je ne regrette pas cette époque ultra créative car je suis très fier de tous les albums que nous avons produits ensemble. J’ai commencé à ressentir une certaine lassitude dans cette méthode de création un peu trop pépère à mon goût et je n’ai recommencé à trouver du plaisir qu’en me remettant à bosser tout seul sur trois titres de l’album d’Adan+Ilse 2012-2019 qui sont plus proches du son roboratif d’HIV+ que de la synth pop. J’aime les imperfections, les erreurs, les bugs, les loops, les relectures, je trouve que ça témoigne du vivant car l’être humain est imparfait et l’Art doit se faire l’écho de cette imperfection.
J’ai toujours été très critique en ce qui concerne la création contemporaine, tous domaines confondus. Je suis de ceux qui pensent que nous sommes arrivés à la fin de l’Art. Pour être plus explicite, nous vivons dans une ère du recyclage avec une gestion cynique et mercantile de styles musicaux vénérables, mais vieux de plusieurs décennies. Cette période de stagnation, que Simon Reynolds nomme la "Retro-mania", et qui devient problématique dès les années 2000, risque de perdurer encore quelques années, du moins jusqu’à l’avènement d’une Intelligence Artificielle qui permettra aux humains de se balader dans des mondes virtuels bien plus complexes et quantiques que ceux des jeux actuels, de créer de la musique en immersion avec d’autres entités virtuelles, des générateurs de sons directement reliés au cerveau par des électrodes ; et à l’aune de ces progrès technologiques, nous aurons la possibilité de percevoir au-delà des dimensions et de rendre avec précision les images et les sons que nous ressentons dans nos rêves. Mais en attendant cette nouvelle ère informatique, le plagiat, le recyclage et les revivals ont encore quelques beaux jours devant eux.

Alerter sur la vacuité et la médiocrité des scènes musicales actuelles c’est encourager les gens à se surpasser, à sortir de ce putain d’esclavage technologique et technique dans lequel la plupart des musiciens et compositeurs se sont enfermés avec leurs softwares dignes d’un pupitre de la NASA, au détriment de l’originalité, de la pertinence ou de la puissance d’expression. L’erreur a totalement été balayée de la composition musicale, la recherche de la perfection sonore n’amène à rien d’autre qu’à de la décoration musicale d’intérieur. Avec cette aseptisation de la musique, nous ne risquons pas de revoir de nouveaux Suicide, Throbbing Gristle, D.A.F, The Normal ou Aphex Twin. Dans la plupart des créations musicales électroniques d’aujourd’hui, il ne se passe rien, les sons et les notes expriment l’ennui et la beaufitude la plus totale, aucune différence entre un album de Daft Punk et une nappe en formica d’Ikea. Malgré ce triste constat, le retour des synthétiseurs modulaires depuis une dizaine d’années est une excellente chose car ça permet d’explorer de nouvelles textures et de nouveaux sons. Les dernières productions que j’ai signées sur +Closer² vont dans ce sens, autant l’album que nous a fait le réalisateur Marc Caro avec Gaël Loison (MonoB & NoroE) que ceux de Julia Bondar, AkA, Hardlab, Teeno Vesper, etc. explorent d’autres horizons sonores sans tenir compte des modes et des diktats musicaux actuels.

Aujourd'hui, avec ce disque, comment sens-tu les résonances de ton nom d'artiste, HIV+ ?
Franchement si quelqu’un m’avait dit il y a trente ans qu’un jour je ferais un album avec des personnages comme Marc Caro, Alice Botté, Phil Von ou Marc Hurtado j’aurais dit "arrête les cachetons mec !" (rires)… et pourtant nous y sommes.
Et pour développer davantage ma pensée, il faut savoir que j’ai toujours haï le concept de divertissement dans la musique, cette forme de néant contemporain enfanté par cette époque de vide et de superficialité que nous subissons actuellement. Il faut bien s’amuser, me dira-t-on ; certes nous avons tous besoin de nous divertir après une dure journée de labeur, mais arrêtons d’appeler ça de l’art alors que ce ne sont que des produits de consommation jetables, au même titre que les serviettes hygiéniques ou le papier toilette. Bien sûr ce n’est pas nouveau, Andy Warhol par exemple c’était le vide absolu, l’escroquerie ultime, et pourtant j’apprécie Andy Warhol et le mythe Pop qu’il a su générer autour de lui, mais on est davantage dans l’entertainment et le "people" que dans l’innovation plastique et la révolution créative. Nous vivons une époque de flux constant, un afflux d’informations et de sollicitations qui fait que l’immense majorité des gens affleure à peine les choses puis passe à autre chose sans discernement : Tout vaut tout ! Les gens restent à la surface des choses sans s’immerger sérieusement. Il n’y a qu’à voir quel traitement les gouvernements ont accordé à la culture et à la musique durant la pandémie. Considérés comme des commerces "non essentiels", les lieux festifs, de musique, de cinéma, de théâtre, sont fermés depuis un an sans scrupules... et à part les acteurs culturels, les intermittents et les artistes qui en vivaient, tout le monde s’en branle.
À défaut d’être originale, si une œuvre ne me touche pas au niveau des sens, de l’esprit et des tripes je m’en lasse rapidement. J’aime être secoué, ému ou tout simplement possédé par une musique qui fait vibrer mon âme. Je déteste ce pseudo-élitisme qui consiste à foutre de l’ésotérisme de pacotille dans une œuvre pour en camoufler l’ineptie et le vide. Inversement j’aime me sentir transporté, touché, exalté, par un disque. Écouter de la musique juste parce que c’est joli et harmonique ça ne m’a jamais suffi. Pour être comblé à l’écoute d’un disque, il faut que je me sente bouleversé et pris à la gorge.

Je ne comprends pas ces gens à l’esprit condescendant, à la pensée mièvre, à l’autosatisfaction constante, qui trouvent que tout est formidable, qui n’ont aucune opinion pertinente sur rien, qui sont dans un consensus générateur d’un ennui profond. Je veux dire, si jamais personne n’avait un jour exercé son esprit critique et tenté d’explorer les marges nous en serions encore au blues ou à Elvis Presley. L’imagination doit reprendre le pouvoir sur le mercantilisme et le divertissement qui ont transformé la plupart des formes créatives en produits de consommation périssables. Je suis nostalgique de ces époques où des mouvements musicaux ont débouché sur des mouvements sociétaux et politiques. Ces époques ou les Stooges exprimaient la puissance électrique et Kraftwerk définissaient le futur de la musique. Tout ça, c’est fini depuis le siècle dernier. Je trouve incroyable que la jeunesse actuelle ne se batte pas massivement pour réclamer l’ouverture des salles de concert, des festivals, des clubs et des bars. Les jeunes sont devenus de gentils troupeaux consuméristes sans vision ni convictions.
Collectivement, nous sommes incapables d’inventer un futur qui fasse rêver ; depuis la pandémie de 2020 nous vivons en pleine science-fiction, et la réalité de cette dystopie a même dépassé toutes les formes d’imagination. Il faut réinventer un futur positif et cohérent et amener nos gouvernements à rendre une part de rêve et d’idéal à cette jeune génération qui a été sacrifiée depuis la pandémie. On s’attarde aujourd’hui sur des combats intersectionnels futiles alors que les pires maux de nos sociétés sont l’ignorance, la bêtise et l’inculture. On trouve des sociétés fractionnées, divisées, communautarisées, sectorisées, alors que la seule solution pour avancer c’est de s’unir et de s’agréger, quels que soit notre sexe, notre origine et notre religion. Pour nous en sortir, nous avons besoin d’une prise de conscience collective et pas de cette multitude de divisions venus de la cancel-culture qui pense que pour exister et être considéré, il faut tout effacer et tout remettre en question. Je pratique moi-même le concept de tabula rasa dans mon parcours artistique mais je respecte les valeurs fondamentales, le legs des pionniers, l’histoire de l’Art ou de la musique et la pluralité des opinions pour peu que la mauvaise foi et le mensonge ne deviennent pas les principaux moteurs d’une forme de critique gratuite.
J’ai monté UPR il y a sept ans, justement pour proposer autre chose que la caricature et la médiocrité dans laquelle nos scènes obscures, électroniques ou post-punk, s’étaient fourvoyées à cause de labels peu scrupuleux et de choix esthétiques vulgaires et sans envergure. Malgré les nombreux détracteurs que j’ai en France et la presse parisienne qui nous a ignorés, notre label est devenu une référence internationale. Les soucis judiciaires que j’ai pu avoir avec certaines officines qui ne supportent pas mon activisme, mes prises de position et mon sens critique, c’est parce que j’ai surréagi à des provocations sans avoir su me contenir ! C’est le problème des gens passionnés, nous sommes trop sensibles à la critique… et on rétorque souvent de manière un peu trop exaltée. Mais ça fait partie du jeu : dans tout combat, il y a des batailles à mener et des échecs aussi parfois, mais jusqu’à présent je n’ai pas à me plaindre. J’ai réussi à en gagner quelques-unes.

Pour finir, ton top 3 des textes par lesquels entrer dans l’œuvre d'Antonin ?
L'Ombilic des limbes, Le Pèse-nerfs et Le Théâtre de la cruauté.