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Album
15/10/2024

Indochine

Babel Babel

Label : Indochine Records / Sony Music
Genre : pop
Date de sortie : 2024/09/07
Photographies : Stéphane Ridard
Note : 80%
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Époque tourmentée. Entre l'album 13 (2017) et celui-ci, le groupe a vécu le COVID, l'anniversaire de ses quarante ans, une jolie double compilation de singles, la sortie du gros livre de Rafaëlle Hirsch-Doran et Nicola Sirkis, un vrai-faux projet / fausse histoire secondée par des fans et l'IA (The Salingers, cherchez si vous avez loupé cet épisode) et même des notes planquées pour un Euro de foot. Malgré un marché du disque exsangue et un univers pop-rock rejeté dans les marges de la petite histoire populaire de la musique, Indochine a encore battu des records de ventes.

Sept ans se seront écoulés, sans sortie autre que deux singles ("Nos célébrations" et la reprise en duo de "3Sex") et ce n'était jamais arrivé au groupe, même dans les années médiatiquement creuses de 1990 à 1999.

Indochine n'a cependant pas besoin d'albums pour remplir les salles, les stades. Le groupe est reconnu et l'argent n'entre pas en ligne de compte. Il s'agit donc bien de musique, pour le plaisir d'en jouer et de partager. Et ce nouvel album est riche : un double CD (ou un triple vinyle) de dix-sept titres inédits. Commençons par la fin : dix, voire onze morceaux, me plaisent beaucoup, ce qui justifie un achat les yeux fermés pour ceux qui apprécient le groupe ; la bande ne se moque pas du monde et l'achat en vaut largement le coût !
Passons maintenant à une analyse du disque. Pour le phénomène Indo, on ira peut-être dans les commentaires ou pas, tant semblent irréconciliables les positions clivées. Comme me le confiait, ravie, une personne chère : "C'est un disque pour les fans ! On a des références par les sons ou les paroles à tous les disques précédents."

D'abord, le haut niveau qualitatif tient à un son pop-rock electro que le groupe maîtrise et dont il abuse avec finesse depuis le Black City Parade. La Futurepop des années 2000 (VNV Nation, Apoptygma Berzerk, Covenant...) sonnait parfois "pouet-pouet", alors qu'Indochine transforme ses titres en tubes boostés : "Showtime" et la puissance de ses pulsations, "Victoria" tapageur comme un hymne forcément fédérateur, presque disco dans sa réalisation et magnifié par des cuivres synthétiques, "No Name" enfin complète ce premier trio dans une veine de digital rock-pop accrocheur, un titre que j'aimerais entendre en tube de l'été 2025 !

D'autres titres sont plus simplement ceux que réalise une formation rock d'envergure internationale. La France a ce groupe phare qui pourrait servir (et qui a servi par le passé) d'entrée dans des univers moins mainstream (la variété, le faux rap, la chanson dominent nos ondes) comme autrefois Placebo ou Muse. C'est vraiment la grande majorité des titres ici, puisque c'est l'ADN de base d'Indochine.

"L'Amour fou" (référence à André Breton, plus loin Jean Eustache sera aussi calqué) est un tube immédiat par ses petites notes (comme le faisait "Un Été français"). La voix est parfaite, la composition au service du chant et le groupe se cale sur ses réussites. Est-ce facile ? Combien de morceaux ont été jetés avant cette sélection pour le quatorzième album (en prenant l'EP L'Aventurier pour un long format) ?

"Ma Vie est à Toi" possède aussi ce son moderne ; la guitare acoustique puis le refrain sifflé sont des instants pour lesquels on attend déjà la transposition en concert (comme pour les clappements de mains sur "Tokyo Boy"). On sait qu'on sifflera faux, mais qu'on s'amusera à communier. Ce sera grandiose et drôle à la fois. Un second degré dans le fanatisme assumé !

"Le Chant des Cygnes" est le premier single choisi, il est placé en septième position sur ce disque. Sa guitare acoustique rappelle aussi bien "À l'Assaut (des Ombres sur l'Ô)" que certaines tonalités de La République Des Meteors. Sa mélodie imparable et le chœur formé par les enfants des musiciens renforcent l'émotion. Le deuxième refrain ("Sois forte, plus forte, encore...") est clairement une projection cathartique pour les lives.

"Babel Babel" se fait plus intrigant car avant de balancer sa joie en volutes synthétique et son rythme, il aura fallu une première longue introduction (avec un "douuuuuum" descendant classique des films d'action), un passage narratif, et une deuxième introduction. 

"Les nouveaux Soleils" me plaît beaucoup aussi. Certes, on retrouve des guitares traitées façon Paradize (ce moment où Oli de Sat rajeunit le groupe et son audience grâce à sa culture rock-indus), mais la suite du titre, sans les renforts électroniques clinquants, sonne comme une possibilité bis... Je m'explique : dans un autre temps, Indochine aurait sorti cette chanson combative après Le Baiser, pendant le temps de Wax. Ce n'est ni un retour, ni une stagnation, c'est un autre Indo qui aurait pu exister sous cette forme. Que les paroles indiquent "que l'on s'écrive une autre histoire" me fait pencher vers cette vérité musicale alternative...

La voix de Nicola est intacte ("L'Amour fou"), il se permet des notes plus hautes ("Les nouveaux Soleils", "No Name"), harangue ou relance avec des "hou !" faussement virils ("Victoria", "Sanna sur la Croix") bien calibrés pour les concerts ; il poursuit sa route avec des paroles complices. Dans un temps post #MeToo, il s'amuse : "Et moi je couche toujours le premier soir, et dans mon esprit, oui, c'est toujours pour la vie". Il se fait l'ange-gardien des enfants qu'il tutoie, jouant de son côté syndrome de Peter Pan, avec la résurgence de contes de fées (tapis volant, cheval de bois, roi, "contes anciens"), adoptant une forme de naïveté face à un monde dégueulasse ("Et que la race humaine est nulle" ; "Et moi je rêve que tout soit encore plus beau"). Il est celui qui montre le chemin, qui guide ("L'Amour fou"), qui défend les autres ("Sanna sur la Croix", dédié à Sanna Marin, ex-première ministre finlandaise), comme du temps de "College Boy", l'homme qui aime les filles qui se révoltent (un lien avec Henry Darger autant qu'avec « Canary Bay » que cette "ville des filles" sur "Le Chant des Cygnes"). Il est féministe à sa façon, supporte les homosexuelles ou en souffre : "Moi je suis amoureux d'une fille qui aime les filles, c'est comme passer Noël en famille..." ; "J'aimerais tant devenir ton amoureuse comme une fille...". Deux duos féminins complètent le tableau, avec Ana Perrote et Marion Brunetto, mais sans atteindre la grandeur choquante de celui avec Melissa Auf Der Maur. Le rôle dévolu à la femme reste flou, mouvant, changeant. Marie crucifiée ("Sanna sur la Croix") rejoint l'esprit de sacrifice ("Ma Vie est à Toi"), alors que "Girlfriend" se fait plus illisible et que les paroles de "Tokyo Boy" me gênent : à trop suivre un Je lyrique qui équivaudrait à un Nicola idéalisé, le Sugar Daddy s'amusant que "ça bitche de toutes parts" et qui souhaite "parler cash" m'étonne, surtout s'il fait une référence à Duras ("un amour à Hiroshima" ?)...

Dans les thèmes, encore, la guerre est passée par là, celle que subit l'Ukraine à son territoire défendant. On a ainsi un sample de Zelensky, tiré de son intervention face au Parlement britannique : "Russia will lose, victory will change the world" et le champ lexical des combats se retrouve dans "Ma Vie est à Toi", "Victoria", "Le Chant des Cygnes", "Babel, Babel", "Tokyo Boy" avec la référence au Président russe, "Annabelle Lee". Le temps aussi passe et les paroles acides sèment le trouble, comme sur "Seul au Paradis" ou bien sur "L'Amour fou" qui pointe une vie faite de ratés où l'on pourrait revenir en arrière.

Revenons à la musique. "En Route vers le Futur" sonne trop comme une face B de "Kimono dans l'Ambulance") avec une mélodie moins efficace, malgré le jeu des Yéyés. "Girlfriend" a de beaux atouts : basse cold, guitares plus shoegaze, clavier intéressant et un refrain aux harmoniques travaillées, mais les couplets manquent de profondeur et la fin abrupte laisse un malaise. "La Vie est à Nous" a aussi cette basse en avant, dont le toucher demeure léger ; un crochet vers des notes caribéennes ajoute à ce foisonnement d'idées ; cependant, selon moi, le titre ne trouve pas toute sa lumière et tourne en rond. J'aime bien, mais... "Annabelle Lee" à l'inverse commence intimiste (pareil au projet des Petits Pianos), puis implique une orchestration ; la mélodie n'a pas son hook, ce petit truc évident qui aimante ; et la chanson (en dépit d'un revirement final) est un peu longue. Je la verrai bien en fin de set car elle distille de la mélancolie : quand les aimés partent, les vivants sont-ils consolables ? 

Non, le dernier grand moment de ce disque est celui qui m'a fasciné en live (le groupe a dévoilé une partie de son album lors d'une session live le 3 septembre dernier et diffusée le 6 septembre) : "La Belle et la Bête". Après une intro en trompe-l'oreille, un dub reggae surgit. Dans "Trump le Monde", Indo le faisait au second degré ; ici c'est sincère et c'est renversant. Fabuleux ! Les cuivres en majesté escortent un Nicola qui nous lance : "Parfois je marchais sur l'eau". Toute la différence avec une scène gothique est là : Erk Aicrag de Hocico écrivait "los dias caminando en el fuego" et Nicola se mue ironiquement en Christ.

Le compte n'y est pas : ces titres que je passerai, me contraignant à me lever (j'ai pris l'option vinyle pour profiter pleinement de la couverture). Sur CD, ce sont les fins de disque, sur 33 tours, la fin de la face C et la fin de la face F : deux titres proches, pompiers et grandiloquents. Un trip à la Danny Elfman, une chanson de Noël pour comédie musicale ("Le Garçon qui rêve") et "Seul au Paradis", au chant hors de mesure. Deux fausses notes. Rien de grave.

"Donne-nous la chance d'être beaux" ; "Nous serons les anges du bal". 
Plaisir des retrouvailles.

Tracklist
  • 01. Showtime (avec Ana Perrote)
  • 02. L'Amour fou
  • 03. Ma Vie est à Toi
  • 04. Victoria
  • 05. Sanna sur la Croix
  • 06. La Belle et la Bête
  • 07. Le Chant des Cygnes
  • 08. La Vie est à Nous
  • 09. Le Garçon qui rêve
  • 10. Babel Babel
  • 11. En Route vers le Futur
  • 12. Girlfriend (avec Marion Brunetto)
  • 13. Les nouveaux Soleils
  • 14. Tokyo Boy
  • 15. No Name
  • 16. Annabelle Lee
  • 17. Seul au Paradis