Elle est une femme de son et d’image, et vous la connaissez de prime abord sous le nom de Dame Pandora, pour une présence vocale au projet orchestral/néoclassique/heavenly Dark Sanctuary : un collectif dont le voyage reprend à travers une reformation fructueuse. Un (beau) nouvel opus studio est paru en 2023 chez Avantgarde, Cernunnos. Voyage dont elle reste assurément et qui représente aujourd’hui une partie seulement de sa production sonore, laquelle a inclus, d’abord, le projet electropop The Wishing Machine. Iris Capricorn, projet qu’elle mène désormais en optique solo, a sorti à l’entame de l’été un étrange et envoûtant premier album, Decades : réponse à d’autres souhaits, formulée en compagnie de Milos Asian Teran. L’occasion de demander à celle qui, dans une autre vie, fait souvent le portrait des autres, de nous parler d’abord d’elle-même.
Obsküre : En solo, je pose et assume ma vision, je formalise un désir qui m’est propre. Le travail en collectif, en groupe, implique des cadres dans lesquels je m’insère : direction artistique, attentes mutuelles, canons à respecter, etc. Exigences de nature différente. Appréhendes-tu avec plus de facilité l’un des contextes, solo / groupe, ou te satisfais-tu de manière égale des ensembles "contraintes/avantages" propres à chaque cadre ?
Iris Capricorn : Ce sont deux manières de travailler vraiment très différentes mais qui me conviennent tout à fait. Avec Dark Sanctuary, c’est un travail de groupe dans un cadre rassurant où chacun a son rôle, et ce quasiment depuis les débuts. Nous avions, à l’époque où nous vivions tous en région parisienne, une routine de composition et de répétitions hebdomadaires vraiment très bénéfique à notre avancement ; et nous partions ensemble enregistrer nos albums, ce qui a contribué à une atmosphère familiale, où nous avons appris à vivre ensemble et à prendre en compte les différents caractères de chacun. Bien sûr aujourd’hui cela est bien différent, nous habitons aux quatre coins de la France et les obligations familiales et professionnelles de chacun font que ce format n’est plus du tout possible. Nous avons donc travaillé en groupe mais à distance, en s’échangeant les ébauches par internet, chacun de nous dans notre home studio. Pour les lignes de chant ça a été plus long : cela s’est beaucoup plus étalé dans le temps mais, paradoxalement, m’a permis d’oser proposer d’autres choses vocalement. Je n’étais plus dans un studio d’enregistrement, avec des contraintes de temps, de personnes, de budget, mais devant mon micro et mon logiciel, chez moi. Si une idée me traversait l’esprit je pouvais tester et si cela me semblait correct, je proposais. Ensuite la contrainte du groupe est que cela plaise à tous, ou en tout cas à la majorité, il faut donc parfois faire des compromis, contrairement au travail en solo où je peux non seulement essayer les choses les plus folles devant mon micro, mais aussi décider d’assumer et d’aller au bout d’une idée qui me traverse l’esprit. Iris Capricorn est pour moi un vrai challenge en ce qui concerne la composition, mais une forme de libération vocale puisque je peux laisser libre cours à mes inspirations et envies du moment en étant seule maîtresse à bord.
Tu as expliqué explorer sur "Guava Blood" un registre vocal non sollicité au sein de Dark Sanctuary. Les voix d’arrière-plan me font penser, au passage, à certains effets dramatiques de Gitane Demone sur de vieux enregistrements de Christian Death. Un désir s’assume de manière frontale ici… encore fallait-il être au clair sur ce désir ! De manière plus générale, agis-tu à l’instinct concernant ton travail solo ou as-tu verbalisé, posé des mots sur le cadre désiré pour Iris Capricorn ? Si oui, quels sont ces mots ou quels pourraient-ils être, si tu ne l’as pas déjà fait ?
Merci beaucoup pour la comparaison avec Gitane Demone ! J’ai toujours voulu aller plus loin vocalement… pour chanter il faut oser, la voix est un instrument extrêmement personnel qui véhicule des pulsions, des états d’âmes. Chaque voix est unique et cela en devient une expérience quasi cathartique quand on réussit à atteindre ce que l’on visait, à la sentir jaillir de soi comme une vérité. Cela bouge dans le corps, elle ne sortira pas de la même manière selon son humeur, son cycle hormonal, sa forme physique et il faut être conscient de sa machine corporelle tout en l’oubliant, c’est extrêmement complexe ! On ne peut chanter en s’excusant d’être là. Un proverbe hindou dit Dieu m’estime quand je travaille mais il m’aime quand je chante, je le prends personnellement au pied de la lettre et vois le chant comme un chemin entre le ciel et l’âme. Nul ne peut se mentir, à travers l’acte de chanter. Je tiens à mettre la voix au service du texte mais aussi au service de l’ambiance de mes morceaux. Certains passages sont réfléchis, conceptualisés tandis que pour d’autres je me dis clairement : "voyons ce qui sort de moi et jusqu’où je peux aller". D’où l’atmosphère Tiki de "Guava Blood" : j’avais une idée de ce que je voulais et je me suis laissée aller, sans me censurer. Sur "Disharmony", j’ai totalement défragmenté un poème allemand que j’avais lu pour utiliser ma voix comme une sorte de support rythmique récurrent joué sur les pads de mon Push, tout comme sur "Decades", où le souffle saccadé contribue à la couleur du titre.
En ce qui concerne la composition c’est pareil. Je n’ai pas réfléchi en termes d’album dans un premier temps, j’étais bien plus curieuse de voir si j’étais capable de produire ma propre bande-son et je ne me suis pas posé de limites ; puis de morceau en morceau, j’ai affiné le projet et pris de l’assurance, notamment grâce à l’aide de Milos Asian. Cela reste tout de même un travail très instinctif sur un chemin qui n’est pas du tout balisé, Iris Capricorn étant un projet jeune et bien loin de ma manière de travailler avec Dark Sanctuary.
Qu’est-ce qui fait que ça fonctionne à ce point entre Milos Asian Teran et toi, et peut-on parler (ou non) de direction artistique "partagée" sur Decades ?
Milos et moi avons commencé ensemble aux alentours de 1994 alors que nous vivions au Qatar. Mes premiers pas derrière le micro et sur une scène se sont faits dans notre groupe au collège à faire des reprises de Cure, Tori Amos… C’était une époque et un lieu assez improbables pour des ados et faire partie de ce groupe m’a révélée à moi-même, je trouve ça totalement fou de me dire que Milos participe aujourd’hui à l’aventure Capricorn, qui est une autre forme de révélation personnelle! Nous avons repris contact pendant le confinement, il m’a proposé de faire des voix pour une de ses compositions, puis deux, puis dix. Je lui ai fait écouter "The Pilgrim", mon premier morceau, qu’il a proposé de mixer dans son studio à Bordeaux (NDIC : Kitchen Studio). Milos a vraiment apporté son expertise d’ingénieur du son et de multi-instrumentiste confirmé pour me guider. Je ne parlerais pas de direction artistique mais d’une étincelle dans le sens où il m’a poussée et encouragée à toujours aller plus loin et faire mieux. Sur cet album j’ai donc fait appel à lui pour le mixage final mais aussi pour poser des voix et des instruments ici et là, et je lui ai confié la composition de la musique de "Saint Patrick’s Day". Pour celle-ci je voulais du vivant, des instruments joués, elle évoque un épisode dramatique de la vie de ma grand-mère au Maroc et, par l’influence de l’environnement qatari de notre adolescence, je ne pouvais confier ce morceau délicat qu’à Milos.
En ce qui concerne la direction artistique, c’est une expérience tellement inédite et personnelle pour moi sur le fond et la forme et je sens que j’ai encore tellement de choses à creuser de manière instinctive, que je ne peux la confier à personne d’autre qu’à moi-même pour le moment.
Votre coopération musicale passe-t-elle par le verbal (expliquer à l’autre d’où viennent les choses, ce que l’on veut toucher dans la forme ou sur le fond), ou alors votre "communauté sensible" vous donne-t-elle davantage à formaliser la musique simplement en la jouant, sans passer par le "dire" ou le "commentaire" ?
Les morceaux de Decades évoluent dans une ambiance cinématographique avec à chaque fois un décor bien précis, il faut donc nécessairement des mots pour expliquer mais Milos et moi avons la même sensibilité, teintée de mysticisme, qui fait que nous nous comprenons vite et nous affranchissons rapidement d’explications une fois la silhouette du morceau esquissée. Ce fut le cas avec "Saint Patrick’s Day" : il a dû se baser sur la structure du texte, je savais quand je voulais les couplets, les refrains, le break, l’ambiance… Nous avons donc défini la trame puis il a suffi de tirer sur le fil d’Ariane et le morceau s’est étoffé tout naturellement.
Les propositions qu’il a également faites pour la session live au Kitchen Studio en sont un parfait exemple : ses ajouts de guitare contribuent à l’ambiance de chaque morceau et s’y fondent avec merveille sans les dénaturer. C’est juste, fin, et pourtant cela n’a pas été verbalisé à outrance.
Le temps de préparation des chansons qui finissent aujourd’hui sur Decades pose interrogation sur le mode opératoire, son empirisme. Peux-tu coucher une trame en un trait de temps court, à la manière d’une révélation, trame qui ne bougera plus, ou en tout cas pas dans les grandes largeurs, ou alors ton processus est-il davantage de type "exploratoire", inscrit dans une temporalité longue ?
Sur Decades c’est presqu’à chaque fois le texte qui a conditionné la trame des morceaux. Avoir mentalement un plan avec un début et une fin me permet de poser le décor, d’affiner mes intentions ; les ossatures ainsi mises en place me permettent de ciseler le chant et les atmosphères. Je n’arrive pas pour le moment à faire plusieurs choses en même temps, donc tant que les morceaux sont en gestation intellectuelle je pose les idées dans mon carnet, je visualise et peux construire et déconstruire mentalement à volonté. En revanche lorsque je me lance dans la composition et l’enregistrement, chaque morceau commencé est à finir et c’est ainsi que chaque chanson de l’album a eu un temps qui lui était consacré, généralement assez long, lors duquel je m’y plongeais pleinement. Alors certes j’ai pu pendant le confinement m’adonner totalement à cette manière de fonctionner, aujourd’hui c’est bien plus compliqué puisque j’ai un travail très prenant et chronophage. Il faudrait donc que j’envisage une manière de travailler ma musique beaucoup plus en pointillés, et c’est un peu effrayant, d’autant que je souhaite me plonger dans la conception du second album mais également préparer des lives. J’en suis encore à me demander si c’est réellement faisable, alors j’essaie d’avancer le plus sereinement possible tout en restant réaliste.
Se connaître, assumer sa singularité : quelques clefs pour "Disharmony". L’animal social aspirant en général à occuper une place reconnue dans le groupe, il peut être tenté de passer par le sacrifice de certaines singularités/aspérités à lui propres, pour intégrer un corps social et faire perdurer la relation avec ce corps. Que dit "Disharmony" de ton chemin vers cette maturation du soi ? As-tu pu par le passé envisager ce sacrifice plus que tu ne le ferais aujourd’hui ? Et si oui, qu’est-ce qui fait que l’on change ?
Je suis intimement convaincue qu’on ne change pas mais qu’on évolue autour d’un noyau qui constitue la base de qui nous sommes. En ce qui me concerne, je ne me sens en rien différente de celle que j’ai été enfant, adolescente ou toute jeune femme, si ce n’est que maintenant je peux poser des mots sur ce que je ressentais plus jeune. On acquiert fatalement du recul par la force des choses, par les épisodes que nous sommes amenés à traverser dans notre vie. Plus jeune, je marquais mon retrait par rapport aux autres de manière assez frontale et je l’assumais, je savais que je créais cette rupture d’harmonie avec mon look et mon attitude, mais je cultivais la mienne en même temps et c’était une manière pour moi de me respecter. J’ai d’ailleurs éprouvé un immense soulagement en arrivant à Paris au lycée, quand j’ai découvert qu’il y avait d’autres gens comme moi. Quelle révélation ! Même si le groupe social, quel qu’il soit, n’a jamais été ma tasse de thé… je n’ai pas passé mes années parisiennes à arpenter les soirées goths, j’étais et je suis toujours une solitaire. Je suis aujourd’hui toujours la plus sensible de l’endroit où je me trouve, heurtée par l’extérieur avec un besoin de temps calmes pour recharger mes batteries, mais j’ai appris à être plus à l’aise en société et à savoir ce dont j’ai besoin au moment X, c’est en cela que j’ai évolué. "Disharmony" c’est ma manière de dire que l’harmonie est très subjective et changera de toute façon selon le point de vue adopté ; alors autant être en harmonie avec soi-même, plutôt que d’essayer de s’accorder sur celle de ceux qui se permettent de pointer du doigt.
Comment s’est inséré le projet de résurrection de Dark Sanctuary dans ton agenda solo ? Y avait-il là une évidence, ou alors l’importance que tu as pu légitimement accorder au projet solo a-t-il suscité une réflexion, une hésitation ?
J’avais déjà bien entamé mon projet Capricorn lorsqu’Arkdae a recontacté les membres de Dark Sanctuary pour nous proposer d’enregistrer un EP. Cela a été une très belle surprise et j’ai accepté sans aucune hésitation. En revanche Dark Sanctuary étant un travail de groupe avec des deadlines à respecter, cela a forcément pris le pas sur Iris. Nous avons ensuite enchaîné assez rapidement sur l’enregistrement de Cernunnos qui a été un album vocalement long à enregistrer avec, comme évoqué plus haut, des contraintes techniques très différentes de nos albums précédents. Au même moment je pensais avoir trouvé un label pour Iris mais cela n’a finalement été qu’un miroir aux alouettes qui m’a fait perdre énormément de temps, alors que Decades était masterisé et prêt à être sorti. Parallèlement la sortie de Cernunnos approchait, et j’ai senti qu’il valait mieux patienter pour éviter que mon premier album solo passe totalement inaperçu. Alors évidemment j’aurais souhaité une belle sortie physique mais il est très compliqué aujourd’hui d’obtenir un label ou un financement. Ma décision a alors été de le sortir digitalement, rien n’excluant une sortie physique ultérieure. J’ai démarré Decades en 2020, il fallait qu’il voie le jour pour aussi pouvoir amorcer la suite.
La trame originelle de certaines chansons apparaissant sur Decades peut dater d’une période assez reculée dans le temps, ce qui est le cas d’"Oiseau de Proie". Parfois les choses restent dans des tiroirs ou sur des étagères – mais dans ce cas précis, qu’est-ce qui explique ce maintien de l’impératif d’aboutir ?
Ce morceau a un parcours particulier puisque je l’avais écrit à l’origine pour un projet avec Hylgaryss. Nous avons composé beaucoup de chansons pour notre duo La Princesse Malade, Hylgaryss composant la musique et moi les textes et le chant. Ce projet n’a malheureusement jamais abouti. La particularité d’"Oiseau de Proie" est qu’il était entièrement de moi, il était toujours resté dans un coin de ma tête avec ce côté déjà très cinématographique et son ambiance fête foraine et monstres de foires. C’était déjà du Iris Capricorn finalement… J’ai d’autres textes écrits il y a plusieurs années de cela qui résonnent toujours très fort, il y a une constance dans les sentiments et les émotions que j’y glissais et ces textes-là je les ressens comme presque vivants, demandant à exister. C’est à se demander si je n’écrivais pas en préscience. Toujours est-il que finalement le bon moment pour "Oiseau de Proie" était aujourd’hui. Je ne serais d’ailleurs au passage pas étonnée que La Princesse Malade finisse par voir le jour dans dix ou vingt ans ! S’il y a bien une chose que j’ai apprise, c’est que la musique enseigne la patience…
Demain, poursuite de front des deux aventures groupe et solo ? C’est le plan ?
C’est exactement ça ! J’ai tout appris avec Dark Sanctuary ; puis Cernunnos a été chaleureusement accueilli, Decades également… la question du choix entre groupe et carrière solo ne se pose même pas, je m’estime tellement chanceuse de pouvoir vivre ces deux aventures.