Été 2019 : son farniente et le temps d'explorer un peu plus la galaxie Facebook. Denis Bortek de Jad Wio (et en carrière solo depuis un moment) est en ligne et répond aux messages des uns et des autres. J'ose me lancer : la chanson "Bugs" me hante depuis de très nombreuses années, sans que j'arrive réellement à saisir l'ensemble des paroles de ce texte en français très... surréaliste. Coup de bol : Denis accepte de m'aider et voici lancée l'idée d'une interview-plaisir, hors promo. L'automne 2019 arrivant, on finalise ça de façon à ce que d'autres profitent des mots échangés, une après-midi au téléphone...
... et l’entrevue paraît aujourd’hui sur Obsküre, quelques jours avant un nouveau concert de Jad Wio au Gibus Live (Paris), le vendredi 8 novembre 2019, sous le patronage d’un certain Boucanier. Deux temps de lecture pour cet entretien exclusif : la présente première partie, au gré de laquelle nous revisitons le passé avec Denis Bortek. Et la suite : une partie II qui focalisera - entre autres - sur le présent et le devenir de Jad Wio. Bon voyage.
Obsküre : Denis, merci pour les paroles de "Bugs" (NDLR : rendez-vous à fin de la partie II de l'entretien : vous les y trouverez !), je sentais que je loupais quelque chose dans la transcription. Ce terme de bugs, ce n'était pas un terme qu'on utilisait beaucoup à l'époque : "il y a un bug"...
Denis Bortek : On avait voyagé un petit peu, dont aux États-Unis, et ce terme de bug, c'est un truc que j'avais retenu - j'étais revenu justement avec des petits cafards mécaniques. C'était en tête, à utiliser absolument.
C'était en lien avec William Burroughs, cette idée d'insectes mécaniques ? On la retrouve chez lui.
Bien évidemment, mais non : c'était un titre que j'avais trouvé là-bas, comme ça, mais c'est sûr que Burroughs était dans ma tête. Il faisait partie de la galerie.
En 1984-1986, la période couverte par la compilation Cellar Dreams, Jad Wio me semble à part dans le paysage rock français où l'alternatif domine et où le rock sombre s'enferre dans des traces plus expérimentales. Vous, vous assumiez un lien avec le primitivisme rock'n'roll. Avec quels groupes ou quels artistes gravitiez-vous ? Je pense à Cyclope, Baroque Bordello ou encore Oberkampf dont le punk était déjà très mature... Vous étiez sur Paris à ce moment-là.
On a tourné avec les Bonaparte's, on a fait la première partie de Siouxsie And The Banshees fin 1984, aux Pavillons Baltard (NDLRA : le 28 novembre, à Nogent-sur-Marne). Et ensuite, on a fait cinq dates sur la tournée de Killing Joke en France, dont Bordeaux, Montpellier, Lyon, Paris et d'autres villes (NDLA : la tournée incluait des dates à Rennes, Rouen, Clermont-Ferrand, Saint-Etienne et Marseille).
Mais question groupes français parisiens, vous étiez avec qui ?
Dans Bonaparte's, il y avait le batteur et le bassiste de Baroque Bordello ; Gilles Pradinas, un mec génial, et Pix - c'était des surnoms - et un chanteur, Ruben Azcalati qui est devenu Morine Azcalate, ensuite ; mais moi je n'ai pas connu ça.
Sur leur album … To The Isle Of Dogs, invité, il y avait Laurence Tolhurst...
Oui, c'est ça – et je ne me rendais pas compte mais l'ensemble sonnait très Cure, avec une différence quand même car ils sonnaient plus rock'n'roll. Cela dit leur son d'ensemble avait une vraie filiation Cure. À l'époque, tout sonnait comme ça. The Cure était vraiment très influent, un peu partout. Il y a eu une réédition de Shiny Battles, leur album de l'époque... Avec eux on avait pas mal tourné en France, en Hollande. Nous étions aussi montés jusqu'en Scandinavie, en Allemagne... on avait fait pas mal de plans ensemble.
Et ça seulement avec vos deux EPs, The Ballad Of Candy Valentine (1984) et Colours In My Dream (1985) sortis à ce moment ?
Oui, c'est ça. On a commencé à tourner avec deux maxis.
L'Invitation Au Suicide était votre label ; et rapidement vous avez basculé sur le label Garage, avec Edouard Gilles (NDLA : décédé en 2015) qui avait produit Les Provisoires ou La Souris Déglinguée.
Alors, on n'a pas quitté L'Invitation Au Suicide. Le mec (NDLA : Yann Farcy) a disparu et il ne nous a pas payé le deuxième disque. Apparemment il était coutumier du fait, mais nous ne le savions pas.
Et du coup, vous basculez chez Garage… vous vous connaissiez ?
Ce qui se passe, c'est que Garage et nous, on se retrouve un peu dans la panade ; on n'a pas été payés. Garage avait réalisé le disque et nous, on l'avait fait et on se retrouve avec le mec qui nous plante ! Donc on se réunit tous ensemble et là, Garage n'a pas tardé à se monter en label... et voilà : on décide de travailler et de faire la suite ensemble.
Et ce nom, Jad Wio, comment le prononcer ? À Dieppe, sur la plage en 1992 ou 1993, le lanceur du concert avait prononcé "jade ouayo"... ça vient d'où ?
C'est moi qui avais inventé ça... C'était mon premier pseudonyme : Jad, ça correspondait à un prénom et Wio, c'était un nom, Wiolenski (NDLA : orthographe incertaine), qui venait d'un roman que j'écrivais à l'époque, quand j'avais vingt ans. C'était l'un des personnages principaux du truc et je l'ai gardé pour moi. Sur la prononciation j'ai toujours laissé les gens libres de le prononcer comme ils le voulaient, il n'y a pas de prononciation appropriée ou quoi, tu vois...
Ta diction est très originale, tu fais sonner la langue en découpant les syllabes et en accentuant la prononciation. On devra attendre Les Tétines Noires ou Dominique A pour obtenir une telle liberté de découpage. C'était un défi de rendre notre langue rock'n'roll ou bien ça s'est fait naturellement sans y penser ?
Je pense que c'est naturel parce que moi, je ne me suis jamais posé la question du "français qui ne colle pas" ; c'est une invention, ça n'existe pas : le français chante déjà tout seul, sans musique, c'est une langue hyper musicale ! Après, il paraît que j'ai ce tic de langage, là... C'est un ingénieur du son qui m'a fait remarquer ça : il m'avait fait chanter avec un crayon dans la bouche parce que j'articule trop. Naturellement, j'articule vachement.
Tu parlais d'Edouard Gilles, tout à l'heure, il y avait aussi Bernard Natier, ils ont fait tous les groupes qui comptaient à l'époque : Oberkampf, Ausweis... Quand nous sommes allés là-bas, c'était un studio qui regroupait un peu tout le monde. Tous allaient y enregistrer (NDLA : aux studios Garage à Ménilmontant, rue Juillet, dans le XX° arrondissement de Paris).
Et vous faisiez régulièrement des allers-retours culturels vers l'Angleterre ? J'ai souvenir d'une interview où vous mentionniez davantage les Pays-Bas... Votre sphère d'influences, c'était quelles scènes, quelles boîtes ?
En Hollande, ce n'était pas tant que ça : on a joué au Melkveg à Amsterdam plusieurs fois. C'était un peu toujours au même endroit. Où on a pas mal tourné, c'est en Allemagne parce que nous avions un label allemand qui s'appelait Fun Factory niché à Münster, dans le nord de l'Allemagne ; et on a joué dans beaucoup de villes allemandes. Mais nous jouions sous notre nom, comme ça, pour faire découvrir ; avec le label on se débrouillait comme des indépendants : on faisait tout nous-mêmes.
Sur ces débuts et vos filiations, je note que vous faites une reprise du "Paint it black" des Rolling Stones et une autre de "You're gonna miss me" du 13th Floor Elevator : aujourd'hui, on perçoit comme normal ce bond des années 1970 alors qu'à ce moment, on avait chez certains un gros rejet de tout ce qui était avant 1976... Avec quoi en tête aviez-vous grandi ? Il y a un mélange chez vous entre cet univers rock-glam, le batcave - qu'on appelait peu comme tel, malgré le club - et les nouveaux sons synthétiques : c'est un mélange plutôt singulier à ce moment.
Je ne sais pas comment c'est venu. J'avais essayé de jouer avec quelques groupes : je traînais avec ma guitare et ma boîte à rythmes sur Paris. Quand y avait des scènes ouvertes, j'allais m'y produire. J'ai croisé quelques groupes, il y en a un qui s'appelait Medicis 19 (NDLA : ?). Déjà à l'époque, dans ce groupe j'avais rencontré la chanteuse qui deviendrait celle de Baroque Bordello (NDLA : Catherine Truscelli) et Pradinas. Il y avait un autre groupe auquel j'ai adhéré un moment, ça s'appelait Pearly Jane, mais je sortais juste au Rose Bonbon. On y croisait beaucoup de monde, la scène parisienne de l'époque : Taxi Girl, Oberkampf, Les Civils... Il n'y avait pas encore le "dark" comme on le concevrait plus tard.
Et pour en revenir à la notion de mélange musical... écoute : au début on jouait avec un batteur, celui d'Orchestre Rouge (NDLA : Pascal Normal) et aussi un jeune mec qui jouait aux claviers. Moi, j'ai vite abandonné mon boulot à l'époque, j'ai arrêté la fac en quatrième année et Christophe Kbye et moi, on s'est vite consacré à la musique vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous allions répéter tous les jours ; mais pour le batteur et le clavier, ce n'était pas possible... Du coup, moi je me suis acheté une des premières boîtes à rythmes, le premier petit séquenceur que j'ai trouvé chez Roland et j'ai décidé qu'on ferait de la musique comme ça, avec ces outils-là. Les rencontres, les influences autour de nous, je ne sais pas exactement comment ça s'est fait... C'est quand on a sorti notre premier truc qu'on s'est retrouvés avec un public batcave. Tu sais, on ne choisit pas son public ! On allait jouer à Brest et on avait un public batcave. Je pense que c'était aussi dû à L'Invitation Au Suicide qui avait Christian Death et les Virgin Prunes, ce duo irlandais avec Gavin Friday.
Au niveau des looks, vous étiez tout de même clairement dans cette catégorie, même s'il y avait chez vous du cuir plus rock'n'roll qu'on retrouvera au moment de Contact. Le morceau "Ride on", par exemple qui en appelle à une esthétique biker.
Oui, c'était l'esthétique 4AD qu'on voyait chez les groupes anglais, c'est ça qui nous attirait et qui m'attirait aussi puisque j'ai toujours fait nos pochettes.
Puisqu'on parle de pochettes, celle de Contact avec les photos de Pierre Molinier, votre texte "Ophélie", quelles répercussions ça a eu sur la presse, les Best ou Rock'n'Folk ?
Ça ne gênait personne, je crois juste qu'ils n'en avaient rien à foutre.
Et la pochette de Cellar Dreams, aujourd'hui, elle passerait ou pas ?
Ah… je pense qu'elle passerait, non ?
Je ne sais pas, elles sont quand même hyper-jeunes, les petites, non ?
C'est vrai, mais nous étions très jeunes aussi, non ? (rires)
J'en sais rien, j'ai appris plus tard d'où ça venait : c'était des photos d'un couple de Hollandais volants qui se rendaient dans tout le Maghreb, le pourtour Méditerranéen. Ils sont très connus, Lehnert et Landrock, ils ont fait des photos comme ça (NDLA : de la Tunisie au début du XX° siècle) qu'on retrouve encore aujourd'hui. Je viens du Maroc, j'y suis né, j'y ai passé pas mal d'années et je suis porté sur l'orientalisme, c'est pour ça que cette pochette a vu le jour. Ensuite, j'ai découvert qu'il y avait un peintre psychédélique français qui s'appelait Frédéric Pardo (NDLR : mort en 2005, il a fait partie du groupe Zanzibar, le Président François Mitterrand lui avait également commandé un portrait !) qui avait recolorisé quelques clichés de Lehnert et Landrock, et je trouvais que c'était vachement beau en couleurs avec ce côté psyché ! J'avais essayé de le rencontrer mais il était malade à l'époque donc il ne m'a pas reçu... bon. Et la pochette est devenue ça.
> EN CONCERT :
JAD WIO (+ Love in Prague) @ GIBUS LIVE (Paris) vendredi 08/11/2019 - FB Event
En partenariat avec Obsküre
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