Le patronyme Jaz Coleman est si réputé qu'il est difficile de ne pas entendre résonner le nom de son groupe, Killing Joke, en se lançant dans l'écoute et l'analyse de cet opus. D'ailleurs, si le maestro s'est adjoint les services de l'orchestre philharmonique de Saint-Pétersbourg, c'est pour revisiter des titres de Killing Joke. Comme c'est écrit dans le sous-titre, on fonce tête baissée dans ce piège.
L'écoute du disque se fait sous l'influence de cette problématique : l'année de ses quarante ans, Killing Joke est-il fait pour ce toilettage ? À quoi conduit cette transposition messianique ? Jaz, compositeur par ailleurs, trouverait-il que la musique produite au sein de KJ rate quelque chose ? Entendre ce disque quelques jours avant Noël influe-t-il sur sa réception ?
Rappelons pour les étourdis que Jaz Coleman a depuis longtemps une vie musicale en dehors de son groupe post-punk, new wave, metal-indus de première heure. C'est lui qui a signé la B.O. du dessin animé Mulan des studios Disney. Il a également rendu hommage aux Doors, à Pink Floyd et à Led Zeppelin avec des orchestres ; il est également compositeur résident de l'orchestre symphonique de Prague. Ses différents engagements musicaux extérieurs au monde du rock (citons la culture Maori par exemple) l'ont enfin conduit à recevoir en 2010 le titre de Chevalier des Arts et des Lettres.
Ici, on entend d'autres illustres compositeurs ; ainsi on songe aux jumeaux Humberstone d'In The Nursery (les albums Köda et L'Esprit) pendant "Absolute Descent of Light" et "Into the Unknown" ; "Raven King" rivalise avec la B.O. du Seigneur des Anneaux composée par Howard Shore ; "Intravenous" lorgne du côté de Vivaldi et ses très bons chœurs sont un point fort du disque. "Adorations" évoque en moins bien l'univers sonore de Joe Hisaishi pour Miyazaki.
On le constate vite : Jaz n'est pas du tout dans l'option habituelle de l'accompagnement symphonique de ses titres (comme l'avait fait Satyricon avec "Mother North" en compagnie du Chœur de l'Opéra national de Norvège ou encore Steve Strange vivifiant les titres de son Visage avec le Synthosymphonic Orchestra d'Armin Effenberger sur Orchestral). On a droit à des nouvelles compositions inspirées des anciennes, des instrumentaux au sens où même les chœurs sont traités comme des instruments. Très souvent, on perd le fil des originaux, mais c'est pour atterrir de longues minutes plus tard avec des mesures finales bien convenues.
Disons-le, Killing Joke, sauf exceptions (l'album de 1985, Night Time et Brighter Than A Thousand Suns en 1986), n'est pas un groupe dont les mélodies font rêver. Killing Joke, c'est une tension, un rythme, des cris prophétiques et des harmoniques. Il en résulte que les titres réussis sur Magna Invocation sont ceux qui incluaient des parties symphoniques dans leur ADN originel, comme "Invocation", justement. Ce titre perd ici en dureté ce qu'il gagne en emphase avec notamment ce jeu masculin-féminin dans les voix. "Euphoria" bascule aussi vers un ailleurs qui tient la route dans le cadre donné. Mais, à côté de ces moments de quasi-grâce, on a du mièvre avec "You'll never get to me". Cette bande-son ne réveille pas d'images, ne crée pas une unité d'ensemble avec des échos et des retours. Pire, durant cette heure et demie, rares sont les images générées qui soient surprenantes et l’on songe même parfois à une vieille orchestration digne de Gone with the Wind... Ce n'est pas neuf, ni vraiment étonnant. "In Cythera" sonne creux, l'aspect répétitif de "Big Buzz" ne ravive pas la transe initiale. Alors, à quoi bon ? Killing Joke avait-il besoin de ces relectures ?
L'objectif principal était, avec Magna Invocatio, de donner corps à la Thelema qui guide depuis de nombreuses années Jaz Coleman. Sa carrière a été rythmée par des temps de révélation successifs, l'amenant à construire sa propre doctrine de vie, en s'intéressant à divers textes sacrés pour y puiser un sens. Pourtant, cette direction ne transparait que dans des tournures classiques plutôt pompeuses.
Avec sa voix, Jaz Coleman, dans Killing Joke, se fait le chef d'orchestre d'une messe païenne. Ici, se faisant chef d'orchestre, il laissera sans voix une partie de ses adeptes.