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Livre
26/12/2020

Jean-Christophe Manuceau

Ennio Morricone | Entre Émotion & Raison

Éditeur : Camion Blanc
Genre : essai
Date de sortie : 2020/11/25
Note : 86%
Posté par : Mäx Lachaud

On se souvient du livre que Jean-Christophe Manuceau avait consacré aux Cocteau Twins. Il revient aujourd’hui avec un ouvrage monumental sur l’immense Ennio Morricone, décédé le 6 juillet dernier. On ne sait le nombre d’années qu’il a consacrées à ce travail d’investigation et d’immersion totale mais le résultat, de presque mille (!) pages, est la somme la plus complète qu’on pouvait espérer sur le maestro italien, véritable star avec 440 musiques de films à son actif. Préfacé par Jean A. Gili, spécialiste du cinéma italien, le volume de Manuceau ne se contente pas d’être une simple biographie. On y rencontre la pensée et les influences du compositeur, on y croise de nombreux collaborateurs, cinéastes, musiciens ou admirateurs qui apportent leurs éclairages au travers d’entretiens exclusifs, et surtout on plonge dans un très grand nombre de disques, se baladant de morceaux en morceaux pour parfaire notre connaissance d’une œuvre dont une vie ne suffirait pas à faire le tour.

Une des grandes lignes directrices du livre est une question : comment garder une intégrité et faire évoluer une œuvre au sein du cinéma commercial ? Les fans de giallo savent que Morricone a magnifié le genre en lui offrant quelques unes de ses musiques les plus aventureuses, atonales et terrifiantes : "Il y a un moment dans ma carrière où j'étais las d'écrire de la musique, et je voulais faire des expériences contemporaines, avec des amalgames harmoniques. C'est ce que j'ai fait sur les films de Dario Argento." Et le maestro s’est illustré dans tous les genres possibles si ce n’est la comédie musicale et son regret de ne pas avoir accompagné plus de films de science-fiction. Pourtant, c’est surtout le western qu’on retiendra de lui, en raison de ses collaborations majestueuses et inventives avec Sergio Leone, qu’il avait rencontré dès les bancs de l’école primaire. Entre musique savante et populaire, le maestro a même offert quelques unes de ses plus belles partitions à des films totalement médiocres. Il avait en effet peut-être tendance à un peu tout accepter. Cinéma, télévision, chansons, concerts, l’ouvrage cherche à couvrir ce spectre incroyable qu’il a parcouru en une seule vie, avec on ne sait quelle énergie. Et surtout comment peut-on aboutir une quête personnelle de musique absolue tout en vendant soixante-dix millions de disques dans le monde ?

Né à Rome en 1928, Morricone est d’abord initié au jazz et à la trompette par son père avant de poursuivre ses études et d’être diplômé de composition en 1954 à l’Académie Ste Cécile. Manuceau revient sur tout ce parcours biographique avant ses premières musiques de films au début des années 1960 : l’enfance, l’éducation catholique, la passion pour les échecs, la guerre, la mort du petit frère, la sévérité de l’enseignement, la fascination pour l’avant-garde (Luigi Nono, Stockhausen, John Cage…)… Morricone commence ainsi comme arrangeur et continuera par la suite à travailler pour des figures de la variété internationale (Paul Anka, Dalida, Mireille Mathieu, Charles Aznavour….) tout en poursuivant des recherches pointues sur les sons concrets, l’électronique ou l’improvisation, notamment avec le groupe Nuova Consonanza qu’il rejoint en 1965 et qui participera à trois de ses musiques de films (Morricone préfère dire "musiques de films" plutôt que "bandes originales").

Une grande partie du volume est ensuite consacrée aux collaborations petites et grandes avec des réalisateurs, et c’est une vraie plongée dans plus de cinquante ans de cinéma que nous propose l’auteur : Elio Petri, Pier Paolo Pasolini, Bernardo Bertolucci, Gillo Pontecorvo, Dario Argento, Brian De Palma, Yves Boisset, Terrence Malick, John Carpenter, Quentin Tarantino… La liste est impressionnante, depuis sa première musique officielle, Il Federale de Luciano Salce. Chaque film est passé en revue, avec son équipe de fidèles (la voix d’Edda dell’Orso, le siffleur Alessandro Alessandroni…) et toutes les originalités qui les caractérisent, notamment les bruitages mêlés aux instruments de l’orchestre. Et dès qu’on entend une guitare basse qui sonne comme un cœur qui bat, un thème rythmé par une déflagration de mitraillette au synthé Arp 2600 ou une réinterprétation de La Chevauchée Des Valkyries avec des klaxons de voitures, on sait de suite qu’on est dans l’univers Morricone. La fusion image/musique est explorée dans le détail, et Manuceau n’hésite pas à saupoudrer le tout d’anecdotes savoureuses : le moment où il aurait dû faire la musique d’Orange Mécanique, son inspiration puisée dans le demi sommeil…

Aussi à l’aise pour créer des moments d’angoisse que dans des registres plus ironiques ou engagés, Morricone a pioché autant dans le rock, le jazz, l’avant-garde, le classique, l’easy listening que dans la musique sacrée, tribale ou folklorique (on se souvient de sa fabuleuse BO pour L’Exorciste II : L’Hérétique de John Boorman). Il a pu aussi s’aventurer dans l’électronique : les incroyables "Un tempo infinito" sur Un uomo di rispettare, "No Way Out" pour The Thing (ou comment sonner plus Carpenter que Carpenter) ou la BO glaçante de L'Istruttoria È Chiusa: Dimentichi. Manuceau sépare aussi les différentes périodes du maître et l’inscrit dans une approche plus grande de la musique de film en Italie, en France ou aux États-Unis. Ainsi il en ressort des éléments cruciaux de l’œuvre : les vagues de cordes stridentes, la théorie dodécaphonique, l’importance de la mélodie et des thèmes, l’atonal hérité de l’école Ligeti/Penderecki et la dissonance pour créer tension et terreur psychologique, les nouvelles associations harmoniques pour une musique de sensations pures, le motif de la comptine (les géniaux Les Poings Dans Les Poches de Marco Bellocchio et Qui L’a Vue Mourir ? d’Aldo Lado), l’humour et l’ironie, la voix utilisée comme un instrument, les bruits issus du monde réel anticipant ce qu’on appellera le design sonore, le choix d’instruments inattendus (la guimbarde, le waterphone, le Synket, l’orgue Hammond, le hautbois, l’harmonica...).

Les méthodes de composition sont largement évoquées, ainsi que les scores rejetés, le rapport à l’orchestration, au mixage, les réemplois de morceaux ou réarrangements d’œuvres existantes, les hommages, les liens avec l’écriture automatique... Les collaborations ponctuelles sont aussi passées en revue avec un casting plutôt hétéroclite : Joan Baez, Zucchero, Pet Shop Boys, Sting, Andrea Bocelli, Lisa Gerrard ou Morrissey !

Un des grands atouts du livre est de parler aussi de ses musiques qui ne sont pas directement liées au cinéma et de présenter une masse impressionnante d’entretiens avec des collaborateurs réguliers, un travail d’enquête journalistique tout à fait appréciable. L’ouvrage se termine sur le choix de quinze bandes originales incontournables, histoire de mieux mettre en avant une personnalité insaisissable et contradictoire. Car à la fin du livre, Morricone demeure toujours un mystère. On saluera aussi la bibliographie commentée. Bref, un ouvrage complet, riche, qui permet à la fois de s’y retrouver et de creuser plus avant selon nos affinités avec tel ou tel aspect du travail du maestro.