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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
18/12/2023

Jean-François Micard

À propos du livre-guide 'Industrial' | "Choisir le prisme des labels faisait sens, ils sont une clef d’entrée"

Parution : 'Industrial'
Editeur : Signal Zero | collection 'Sous Le Radar' (2023/12)
Optique : défricher la musique industrielle par la porte d'entrée 'labels'
Posté par : Emmanuël Hennequin

Sous Le Radar est une collection lancée par l'éditeur spécialisé en études sonores (machinistes, avant-gardistes, rythmiques, dark) Signal Zéro, et l'un de ses nouveaux volumes-guides se nomme Industrial. Il est signé de l'ancien collaborateur du magazine français spécialisé D-Side Jean-François Micard, féru de ce bruitisme tendu et né au cœur des années 1970. Micard : un cœur d'artichaud qui s'est amouraché (pour toujours) des tendances successives sous lesquelles s'est déployée cette bannière dite "industrielle" - et qui avec ce nouvel ouvrage, vous fait naviguer sur les flots de toute la mouvance, par le prisme de labels phares. Une épopée sur papier, complétée par un volume spécialement conçu pour le web, incluant expérience auditive.

Obsküre : Si le performer Monte Cazazza est historiquement connu comme le premier à avoir émis ce mot-suggestion de ce que porte en musique le mot "industriel" (à travers le regard apporté à Genesis P-Orridge de Throbbing Gristle, rappelé dès les premiers mots de ton guide Industrial), qu’est-ce qui, pour toi, fait aux origines l’authenticité d’une musique/démarche musicale dite "industrielle" ?
Jean-François Micard : Rien (rire). Le terme de "musique industrielle" a été inventé comme une sorte de gimmick, un slogan commercial pour Industrial Records et rien de plus. C’est a posteriori qu’il a été appliqué à des groupes qui d’ailleurs s’en défient. Si on devait trouver des points communs dans les approches des pionniers de l’indus, ce serait par leurs thématiques, qui recoupent d’ailleurs celles de leur époque de production : les 70’s, en Angleterre en particulier, sont des années de récession, grises… les idéaux des 60’s, qui ont d’ailleurs porté certains des artistes de la première vague (Genesis P.Orridge et Cosey par exemple étaient des hippies avant de fonder Throbbing Gristle) sont morts, le progrès scientifique n’amène qu’à plus de contrôle des populations par des institutions gouvernementales aveugles… ça peut paraître complotiste aujourd’hui, mais c’est ce climat d’aliénation et de paranoïa dans lequel baignaient des groupes comme TG, Cabaret Voltaire ou SPK en Australie. Musicalement, il est difficile de regrouper tous ces projets qui sont considérés comme "indus" parce que paraissant sur Industrial Records. Mais on est dans une démarche de recherche, de liberté vis à vis même des avant-gardes et des mouvements contestataires comme le punk, au point qu’on peut aisément se contredire, muter, citer Abba aux côtés de Charles Manson, ou passer de parasites radio à du funk blanc.

Le mouvement évolue suite à la première vague des 70’s. Quelle est, dans ton approche subjective à toi, la signification intrinsèque de ce terme dans le champ de la musique aujourd’hui ? Stratification des codes ? Dispersion ?
Oui, le mouvement évolue, et c’est d’ailleurs ce qui l’a sauvé. Il se divise en deux camps : celui qui va camper sur ses bases, évoluer dans un champ toujours plus restreint et plus encombré, et celui qui va aller voir ailleurs, intégrer d’autres éléments, au risque de la dispersion. À l’heure actuelle, et en l’absence de grande innovation depuis quelques années, ce sont ces hybridations qui maintiennent le genre en vie. Néanmoins, les générations se succédant, je trouve que le propos a trop souvent tendance à s’appauvrir, que les beats saturés et distordus, les nappes grinçantes et l’imagerie nazillonne ont perdu leur puissance choc pour devenir de simples gimmicks. Ça bouge encore, bien sûr, mais j’attends une révolution comme celles qu’ont constitué l’introduction des rythmes techno ou breakbeat dans des climats indus. Est-ce que l’indus telle qu’on la connaît est encore représentative du monde d’aujourd’hui ? Pas sûr… est-ce que, alors que la désindustrialisation se poursuit partout, le son capable d’en rendre compte ne serait-il pas plutôt du glitch pour data centers ?

Comment as-tu sélectionné les labels qui apparaissent au fil d’Industrial ?
Le principe de la collection Sous Le Radar, c’est de présenter des guides qui sont des sélections personnelles des auteurs. Pour Industrial, comme pour les suivants, ce sont des labels, ou des groupes ou des titres (car le format change selon le guide) qui nous ont fait vibrer, qui sont importants pour nous, même si cela fera évidemment grincer quelques dents. J’ai donc commencé par plonger dans ma discothèque et mes souvenirs pour voir quels labels m’avaient accompagné dans mon parcours de bientôt quarante ans au sein des musiques industrielles, en essayant autant que possible de présenter un panorama sonore et géographique étendu, qui explore différents courants et ne se limite pas aux attendus. Naturellement, j’en avais bien plus que trente, mais c’est le jeu de ces sélections. J’en ai tout de même "repêché" huit de plus, que je présente dans les bonus web du guide.

Parmi tous les groupes que tu cites dans Industrial, auxquels iraient tes préférences personnelles ultimes, et pourquoi ? Nous voulons tes repères fondamentaux. Choisis-en trois ou quatre. Ou cinq.
Cinq c’est dur… alors Neubauten, pour leur trajectoire singulière, qui les rend toujours aussi pertinents et inclassables, Test Dept parce qu’il faut bien un groupe de gauche dans une scène souvent connotée à droite (et parce que leur usage des percussions métalliques est à tomber par terre), Muslimgauze parce que je pourrais passer une vie à explorer sa discographie labyrinthique, Imminent Starvation parce qu’Olivier Moreau a composé le plus formidable des hybrides indus/techno, et je vais tricher pour le dernier, en citant Dominic Fernow dont les multiples projets (Prurient, Lussuria, Vatican Shadow, Rainforest Spiritual Enslavement et j’en passe) couvrent tout le spectre des musiques industrielles, avec un sens du recyclage qui force le respect.

Le très radical Tesco et les catalogues ouverts de maison comme Old Europa Cafe, Nuit & Brouillard, Ant-Zen ou CMI… des maisons parmi d’autres autour desquelles s’est développé un mythe, dans l’esprit des amateurs de sons industriels. Qu’est-ce qui fait, à ton sens, qu’une "aura" se développe à ce point autour d’une entité éditrice de musique ? 
C’est une question d’univers, tu as ça aussi dans une moindre mesure dans la coldwave avec 4AD par exemple. Il y a, sinon une unité de son (parce qu’entre Arcana et Brighter Death Now, tous deux sur Cold Meat Industry, il y a un gouffre), au moins une vision commune du monde et de la musique. C’est pour cela que l’approche par labels faisait sens à nos yeux pour lndustrial, car les créateurs de ces structures, souvent artistes eux-mêmes, garantissent cette cohérence. Que ce soit Stefan Alt pour Ant-Zen, Roger Karmanik pour CMI ou Udo Wiessmann pour Hands, tu sais, dès que tu tiens un de leurs disques que, même si le son peut te surprendre, l’univers te sera familier. Ils ne sont pas là pour vendre des disques, mais pour te raconter une histoire.

Une maison ancienne telle que Cold Spring trouve aujourd’hui un équilibre entre publication d’œuvres nouvelles et réédition régulière d’anciens classiques. L’auditoire indus te semble-t-il, à l’image d’autres publics, un auditoire nostalgique autant que friand de nouveauté ? 
Je pense que c’est comme dans tous les genres, tu as une frange du public qui va se "contenter" de nouveautés et une autre qui va vouloir remonter aux sources. La musique industrielle a cinquante ans, ce qui signifie trois générations d’auditeurs au moins, et une masse de productions, souvent confidentielles, qui auraient totalement disparu sans le travail de labels comme Cold Spring, Vinyl-On-Demand ou Rotorelief. Qui connaîtrait aujourd’hui Club Moral, Le Syndicat ou Maurizio Bianchi sans les rééditions de ces labels archivistes ? Pourtant, ils ont eu une influence sur leur génération de pairs, et sans doute sur la suivante… Certains membres du public vont s’arrêter aux années 2000, d’autres remonter à la première vague, et d’autres encore plus loin, jusqu’aux expérimentateurs du début du XXe siècle...Tu te doutes évidemment que je fais partie des maniaques qui traquent toutes ces redécouvertes, car le champ d’exploration est immense, et nous n’en avons encore qu’une vision parcellaire...

Cultives-tu toi-même une tendance nostalgique au sujet des musiques industrielles ? As-tu tendance à te replier plus ou moins souvent sur tes classiques ?
Vu ce que je viens de te dire, ça va sans doute surprendre, mais… non, pas vraiment, je suis toujours plus intéressé par ce qui se passe maintenant ou par ce qui va se passer demain. L’industrial, comme d’ailleurs la plupart des autres genres musicaux, se construit sur la mémoire de ce qui s’est fait, et les classiques sont des pierres dans cette construction. Creuser toujours plus profond dans la montagne me permet de comprendre, de retisser le fil. Rester bloqué aujourd’hui sur une certaine image de "pureté originelle" du genre n’aurait aucun sens, tant les différentes chapelles de l’indus ont évolué, construisant sur tel ou tel morceau de l’histoire commune. Un groupe comme Einstürzende Neubauten, par exemple, me passionne parce qu’il n’a lui non plus jamais cessé d’évoluer, de se remettre en question, d’inventer. Mais même si je les écoute toujours très souvent, je vais plus facilement choisir Alles in Allem que Kollaps. Ce qui est intéressant en ce moment, c’est que plusieurs groupes ou labels redécouvrent la musique industrielle des pionniers, mais le font avec les moyens d’aujourd’hui au lieu de simplement cloner leurs influences, ce qui donne un label comme Järtecknet ou l’évolution de Chondritic Sound, démarré comme un label de pure noise, et qui produit aujourd’hui une passionnante indus old-new-school (?) (sourire).

Comment as-tu conçu le complément web à Industrial ?
Dès le début, il était clair qu’on ne pouvait pas écrire de guides sur la musique sans que nos lecteurs puissent l’écouter, ça paraissait totalement vain. Le plus important des compléments web est donc une énorme playlist, de cent cinquante titres (cinq par label), accessible sur notre site via un flashcode figurant dans le guide. Pour le reste, et pour l’instant, puisque l’intérêt de ce complément web est qu’il puisse être actualisé dans le temps, on y trouve aussi un glossaire de tous les termes barbares et sous-genres présentés, pour rendre l’ouvrage plus lisible aux non-spécialistes, une présentation plus rapide (encore que) de quelques autres labels, des mixes indus, des visuels...Tous les volumes de Sous Le Radar seront construits sur cette double présence livre/web, et nous sommes vraiment très libres dans ce qu’on peut y proposer.

Tu glisses en fin d’ouvrage l’idée d’un possible complément à Industrial dans le futur. Où en est l’idée ?
Je suis évidemment bien loin dans avoir fini avec l’indus, c’est une musique qui m’accompagnera encore longtemps. Dès le départ Sous Le Radar a été conçue comme une collection qui pourrait largement s’étendre, explorer des genres, même les plus "microscopiques" à travers un regard d’auteur, tout en restant synthétique dans son format. Choisir le prisme des labels pour Industrial faisait sens, parce qu’ils sont une clef d’entrée, une référence pour qui s’intéresse à ces musiques. Ceci étant dit, des tas d’artistes singuliers ont choisi l’autoproduction et ont développé des labels autour de leur travail… au fur et à mesure que j’écrivais, il apparaissait évident qu’il faudrait un second volume, centré cette fois-ci sur ces artistes eux-mêmes pour pouvoir développer le rôle essentiel de, par exemple, Coil, Test Dept, P16D4 ou Zoviet France. Je l’écris au fil de l’eau, en parallèle d’autres ouvrages pour Signal Zero, un gros ouvrage sur la noise (qui parlera également d’indus, parce que comment l’éviter?) et d’autres guides sur le gothique, le post-punk ou le dungeon synth… Il y a du boulot !

Quel est ton rapport aujourd’hui à la musique industrielle ? Est-ce un son qui exige pour toi des moments, un désir particuliers, ou écoutes-tu au quotidien de la musique industrielle comme j’écoute un vieux Beatles Stones à la radio devant le lavabo ?
Un désir oui, une ambiance… je n’ai pas des moments spécialement dédiés à la musique industrielle, et j’en écoute pratiquement tous les jours (entre des albums d’EBM, de goth, d’ambient ou de noise…), avec des préférences "climatiques"… quand il pleut ou qu’il y a du brouillard, je serais plutôt Cold Meat ou Tesco, alors que s’il fait beau ce sera plutôt Ant-Zen ou X-Img… d’ailleurs, pour les tâches ménagères, rien ne vaut le powernoise (rire) !

Quels sont aujourd’hui  les dix projets qui te semblent les plus prometteurs/enthousiasmants dans le champ des musiques industrielles ? Guide-nous vers le futur ! 
Alors, en vrac, je dirais Survival Paradox, General Dynamics, Mono No Aware, Thorofon, Riotmiloo, Blac Kolor, Sans-Fin, Oil Thief, Prurient, Meta Meat, et bien sûr le retour de Sonar… ah, et est-ce que j’ai cité Neubauten ? (rire)

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NDLR - À venir dans la collection Sous Le Radar :
- Goa Trance (Holeg Spies)
- Gabba Hardcore (Florian Pittion-Rossillon)
- New Beat (Jean Bruce)
... et par J.-F. Micard :
- Gothic (x3 : 80s-90s, 00s-23 et groupes français)
- Industrial 2 (les groupes)
- Dungeon-Synth
- Post-punk

Hors collection enfin, après le DJ Radium déjà sorti, le prochain sera un ouvrage signé aussi J.-F. Micard : Noise : l’Art du Bruit, le Bruit de l’Art, prévu pour 2024.