La pièce inédite proposée par Nurse With Wound déteint fortement sur le texte présenté ici. Steven Stapleton crée une pièce aux sonorités harmoniques et avec des voix. Certes, celles-ci sont incompréhensibles (bandes inversées, vocalises rocailleuses), mais elles habitent la composition et renforcent sa mélancolie forte. On entre dans une zone féérique et noire, maudite, indubitablement.
La lecture de cette nouvelle de Jean Lorrain est alors déstabilisée. J'y voyais un conte horrifique grinçant, à l'humour sinistre, ponctué de possibles appels à la réflexion sur la maternité, mais avec ce ton léger et décalé qu'affectionne, selon moi, l'auteur fin de siècle. Or, et c'est là le génie de cette association, ma nouvelle lecture est profondément et irrévocablement modifiée. C'en est fini de cette figure amusante du Roi qui combattait les "pillards, paillards et païens" alors qu'il était sans doute abusé et cocufié. La drôlerie façon théâtre de boulevard (à la Ubu-Roi) cède la place à un étrange plus féroce. Il y a de la tristesse qui entoure ce roi Luitprand et cette reine Godelive, séparés soudain par la venue au monde de la monstrueuse enfant-grenouille.
Les voix du début de la pièce sonore semblent à la fois les incantations et les commentaires de la valetaille du château. Peut-être est-ce aussi un peu de la comptine de la vieille sage-femme (celle qui connaît la Femme) qui résonne pour nous ?
Là où je voyais un soupçon de second degré ironique à la Bouvard et Pécuchet, ce sont maintenant les "yeux vernis de larmes" de la grenouille qui hantent les pages. Ce n'est qu'après avoir lu cette version chez lenka lente que je découvre une ancienne édition avec des gravures qui elles aussi ancraient ce texte dans la sphère des lectures enfantines (les illustrations de Marcel Pille en 1899).
L'allégorie de l'enfant monstrueux, poussée par le grotesque des descriptions et des scènes à la Aloysius Bertrand, emporte alors l'interprétation.
La mère cherche dans des thérapies alternatives une solution à la dépression qui l'étreint et aux cauchemars qui la paralysent. Ce deuxième enfant mort la poursuit et l'engage dans sa capacité à donner vie, à poursuivre une lignée. Que le monstre soit comme elle une femelle apparaît nécessaire : on reste dans le sexe dit faible, victime. L'attente se réfugie alors dans l'espoir qu'éveille une formule impliquant une racine de mandragore "obscène et velue, dont les fibrilles affectent la forme de membres grêles et tors écarquillés autour d'une tête de gnome, si l'on peut appeler gnome un ventre balloné au sexe infâme et béant..."
La misogynie des visions se voit élargie à une misanthropie profonde puisque le prince aîné, devenu grand par l'âge, visite sa mère et malmène toutes les sortes de femmes qu'il croise. Le prince Rotterick, possiblement échauffé par les ragots et rumeurs entourant sa sœur massacrée, et par l'exil forcée de sa mère, passe à son tour à l'action et venge l'honneur à sa façon : "il aimait le mal pour le mal, se plaisant à la souffrance des corps comme à la douleur des âmes ; il aimait surtout corrompre (...)"
Le final mêle inceste et malédiction sans fin. L'énormité de la chose me faisait sourire, songeant à la provocation menée par Lorrain. Cette fois, c'est l'étonnante et magique procession des bêtes venues veiller les mortes qui me séduit. Comme si, au-delà des haines des hommes, les bêtes étaient capables de comprendre cette douleur de la perte et du souvenir, du deuil de l'enfant maudit et de sa crucifixion pour sauver les pécheurs.
Audacieux, Lorrain l'était. Nurse With Wound lui ouvre ici une fenêtre sur une forme de sublime par l'empathie et le premier degré naïf des regards d'enfants. Assurément, quand bien même Jean Lorrain aurait haï cet adjectif, lire La Mandragore comme un conte de fées révèle une dimension plus morale...
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Attention, deux éditions possibles : à 40 € chez l'Editeur ou à 13 € chez son distributeur, Les Presses du Réel.