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Livre
27/12/2023

Jeff Noon

Jenny-les-Vrilles

Editeur : La Volte
Genre : roman / fantastique
Date de sortie : 2023/11/02
Note : 78%
Posté par : Mäx Lachaud

Traduit par Marie Surgers, le nouveau livre de Jeff Noon est le troisième volume des enquêtes de John Nyquist, après Un Homme d’Ombres (2021) et La Ville Des Histoires (2022), mais fonctionne comme une œuvre autonome qui s’inscrit aisément dans l’univers délirant et absurde de l’auteur britannique, qu’on avait adoré notamment pour la série Vurt (Vurt, Pollen, Alice automate, NymphoRmation) ou des romans comme Intrabasses et Descendre En Marche. Tout au long de la lecture, vous ne pourrez vous empêcher de penser au film The Wicker Man (1973) de Robin Hardy et au genre folk horror, même si nous touchons ici autant au thriller psychologique qu’au fantastique teinté de paganisme. Il nous semble même par moments entendre des mélodies de la bande originale tant le monde qui est dépeint s’en rapproche. L’action se déroule dans le petit village d’Hoxley-la-Vive, perdu dans la lande, d’où un mystérieux expéditeur a envoyé une photographie à Nyquist dans laquelle apparaît son père qu’il n’a pas vu depuis vingt ans. Mais l’enquêteur va être confronté à des mœurs locales qui vont non seulement lui rendre la tâche difficile, mais le mener aussi aux limites de la démence.

En effet, la population célèbre les saints d’un calendrier fantaisiste avec une docilité parfaitement sectaire. Un jour, il est interdit de sortir et de parler. Le suivant, il faut porter un masque ou lutter avec les mots pour achever ses phrases. Les règles changent quotidiennement, et les saints à honorer sont choisis au hasard à chaque lever du jour. La réticence de Nyquist à s’adapter va susciter l’hostilité de certains habitants jusqu’à ce qu’il finisse par se plier à ces principes afin de pouvoir avancer dans sa quête intime du père. Mais tous ces chants, coutumes et danses sont-ils réels ou imaginaires ? Entre les divinités du coin (le Grand Tolly, Jenny-les-Vrilles) et un bestiaire des plus fabuleux (notamment un cygne avec deux cous qui partent de sa poitrine pour finir sur des mains humaines), il y a de quoi être déconcerté, et le goût de l’auteur pour le nonsense et les ambiances à la Lewis Carroll sont toujours bien présents. Ce petit microcosme, au début concret en apparence, avec le bar du coin, la place du village, l’école et les idylles secrètes, va devenir de plus en plus kafkaïen et halluciné. Un corbeau menace. L’agressivité monte. Des personnes d’un autre temps apparaissent. Des gens meurent dans des conditions étranges. Certains semblent possédés. On parle d’actes de vengeance, et on a beau être en 1959, on se croit perdu dans le temps, alors que le village se referme sur nous, sans laisser beaucoup d’échappatoire.

La force du récit de Noon est dans la peinture de ce quotidien régi par des croyances aussi implacables qu’aléatoires. La ruralité fantasque recèle de lourds secrets et de nombreux tourments, et l’histoire, au suspense rondement mené, finit par nous mener en territoire poétique jusqu’à une phrase finale de toute beauté. Au fur et à mesure, la résolution de l’enquête terre-à-terre devient secondaire pour laisser place à une énigme plus grande. Aussi accessible que le roman puisse être, Noon joue des niveaux de réalité et désoriente le lecteur. Sommes-nous, comme Nyquist, des somnambules hurlant dans le silence ? Ce dernier semble d’ailleurs se réveiller toujours dans des endroits différents, comme embué dans ses rêves. La folie se teinte de surréalisme psychanalytique, et Jeff Noon nous prouve encore une fois qu’il faut abandonner toute logique pour se laisser emporter par son écriture diablement addictive et ses histoires toujours aussi inventives et imparables.